mardi 31 mars 2020

Étranges vacances - 1 - Psychogéographie du jeu vidéo : Pathologic

Quelques notes éparses, sans grands développements, prises en jouant à Pathologic.



L'arrivée en ville se fait de nuit, ou plus précisément très tôt le matin. Dans Germinal, Lantier arrive également à Montsou en fin de nuit, après avoir longuement marché. Cela doit correspondre à un quelconque archétype, l'arrivée dans une nouvelle ville tôt le matin... mais en fait cela m'a surtout fait penser au début d'une fiction (interactive ou non, ce n'est pas décidé) que j'ai en tête depuis des années, où un jeune personnage de fonctionnaire est affecté dans une petite ville à la marge de son pays, sorte de double romanesque de Saint-Mihiel et de Blâmont, et y arrive précisément au petit matin.



Il doit y avoir un souvenir d'enfance caché là-derrière. Pas si caché que ça, en réalité : je me souviens bien de ces petits matins tristes où ma mère nous amenaient, ma soeur et moi, chez notre nourrice. Il faisait encore sombre, une partie de la famille dormait encore, et je me sentais comme un étranger arrivant dans un monde clos, doté de ses propres règles, et où je n'étais pas spécialement le bienvenu. Arriver quelque part au petit matin, c'est trouver les gens dans leur intimité ; par extension, une ville entière dans son intimité.

Quoi qu'il en soit, dans Pathologic, le premier PNJ que l'on est invité à aller interroger nous reçoit dans une espèce de peignoir d'intérieur qu'il ne quittera pas pendant les douze jours que dure l'histoire. Fenêtres fermées, lumières tamisées. Infantilisme, caractère de voluptueux, saleté cachée de la bourgeoisie. Beaucoup de tentures, partout dans les intérieurs de la ville ; de rideaux, de draperies. Ça doit macérer, là-dedans. L'endroit idéal pour la crasse, la puanteur, les microbes.

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Je visite une maison abandonnée après le passage de l'épidémie. Lumière blanche et froide, type néon, sur des meubles en bois et des papiers peints vieillots. Impression d'être chez mes grands parents. Le carrelage au sol, aussi.



Ce carrelage omniprésent me fait aussi penser à un décor d'abattoir, d'hôpital, de morgue. La ville de Pathologic est précisément fondée à côté d'un abattoir.

À la lumière blanche, froide, artificielle, des réverbères, certaines maisons en briques rouges ont d'ailleurs l'air d'être... de la viande.

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Les chambres ont quelque chose de "folklorique" et d'enfantin ; chaise à bascule, armoire et lit en bois.



Toutes les maisons ont les rideaux tirés, ou les volets fermés, quand ce ne sont pas des panneaux de bois qui condamnent les fenêtres. Une ville de mondes clos, incommunicants, muets et aveugles.

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La pauvreté des modèles de maisons, infiniment répétés, n'est pas gênante : elle correspond à la pauvreté du réel. La réalité des quartiers ouvriers.

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Pièces peu meublées, non pas spartiates ni inconfortables, mais minimalistes. Leur dépouillement me fait envie. Grand repos. Vie immobile, silencieuse, organique. Manger, dormir. Le temps qui passe lentement. Pas de passé, pas de projet.



Architecture aberrante. Trois ou quatre faux paliers, "vides", avant d'arriver à l'étage.

Aucune cohérence. Deux salons, qui donnent directement sur des chambres à coucher. Un escalier qui donne sur une chambre, qui donne sur une cuisine. Des pièces immenses, presques vides. Etc.



De retour dehors, deux rats m'attaquent, se désintéressant complètement des PNJ. L'univers est une machine dédiée à ma destruction ; moi et moi seul.

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Le ciel, de jour, pâle et jaunâtre (agréablement, je ne sais pourquoi) m'évoque la mer du Nord, Bruges, Ostende...



Il ressemble aussi au ciel dans The Dark Eye.

En même temps, tout bleu et doré soit-il, il n'a rien de léger ni de printanier. Il n'évoque que l'étrangeté, celle d'un rêve momentanément ensoleillé avant de replonger dans le ténébreux, l'atroce.

Je repense à ce titre fantastique de Léo Mallet : Abattoir ensoleillé.

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Motifs en fer forgé, étranges, acérés, menaçants (le long des murs fermant les propriétés, ou aux fenêtres). Rien de floral comme dans l'Art Nouveau par exemple. Ces formes-là ne se rapportent à rien dans la nature et leur vision est, pour des raisons difficiles à discerner, pénible.

Une ville au raffinement étrange, malaisant, pour une petite bourgade  d'éleveurs au milieu de la steppe.

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Au détour d'une rue, l'angle sous lequel je vois quelques immeubles bourgeois, parsemés d'arbres et d'un terrain de jeu à l'herbe clairsemée, et le tout sous une lourde pluie, me rappelle soudain mon enfance ; une ou plusieurs après-midi d'automne, avec ma mère, aux abords de l'hôpital où elle travaillait.

Autre souvenir personnel : à 21h35 (dans le jeu). Luminosité faible. Ciel gris et lourd. Maisons en briques rouges, grilles acérées, temps automnal : je ne sais pourquoi, je revois le matin sombre et gris de ma rentrée en Sixième.

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Avec ses rideaux, ses motifs aux fenêtres, etc, la ville a quelque chose de profondément féminin. Elle n'est pas du tout masculine comme pourrait l'être une ville de style monumentaliste ou brutaliste. Malgré ses maisons XIXè siècle en briques rouges, elle est féminine.

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En jouant sans la musique, je réalise à quel point sans cela la ville est silencieuse. Pas de voix, pas de rires, pas ou peu de bruitages ; rien à part des aboiements de chiens ici et là.

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C'est une ville qui n'a pas de centre. On est partout dans une banlieue endormie, brumeuse. Cette ville n'est pas construite pour la vie.

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Ces usines (abattoirs ?) le long des rails. Pierre noire, carrelage, béton. Sans fenêtres, comme des tombeaux. Elles me fascinent, mais j'ai beau les regarder, je n'arrive pas à formuler exactement pourquoi.



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À l'intérieur de la cathédrale : ses ornements compliqués, excessifs, qui évoquent une cuirasse ou des objets divers mais sans rapport avec l'architecture. Pendant une fraction de seconde j'ai l'impression que je vais me souvenir d'un autre bâtiment que j'ai connu il y a très longtemps. Puis ça disparaît.

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Rouille, métal, dureté. Froid, crasse, inconfort. Barbarie moderne, industrielle.



Elle est à mettre en miroir avec la barbarie tout court, ancestrale, imbécile, du peuple de ces steppes qui entourent la ville.

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Cette mousse rouge étrange, signe de la maladie, qui pousse sur les murs des maisons dans les quartiers infectés, comme de l'ampelopsis rouge en automne. Rouge comme le sang, aussi, évidemment.



"Son avatar, c'était le sang, la rougeur et la hideur du sang."

Peut-être la "nature" est-elle elle-même une maladie ; peut-être que le mot n'a aucun sens.

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Pathologic ne m'intéresse pas du tout pour le monde spécifique qu'il essaie de mettre en place (les factions, le folklore slave, l'Inquisiteur, etc) bien qu'il soit tout à fait sympathique, original, intéressant en soi – mais uniquement comme reflet assez fidèle de mes propres rêves, et d'autres villes de fiction qui ont construit mon imaginaire, qui se ressemblent également toutes entre elles. Y-a-t-il un archétype commun où nous puisons tous, et que je n'identifie pas encore ?

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