La Ville (jeu de rôle)

L'un de mes grands hobbies, entre douze et seize ans, était d'écrire des règles, des backgrounds et des scénarios de jeux de rôles sur mes feuilles de classeur, le soir ou le dimanche après-midi.

Évidemment, comme je n'y connaissais rien, et c'est d'ailleurs toujours le cas, les règles que j'inventais étaient complètement déséquilibrées, peu pratiques, et arbitraires. C'était compensé par le fait que personne, j'en avais parfaitement conscience, ne jouerait jamais à mes trucs. Et j'y passais de toutes façons peu de temps, presque par principe, en fait, préférant largement dessiner des cartes de mondes imaginaires, inventer des traditions, des dynasties, des ethnies et des races, bref, faire du world-building comme on dit de nos jours.


Mon « jeu » le plus abouti, et surtout le plus personnel, s'appelait sobrement « La Ville » - j'étais déjà très doué pour les titres.

Je l'ai commencé je ne sais plus comment, en classe de Quatrième, sans chercher spécialement à écrire un jeu de rôles, d'ailleurs ; mais peut-être après avoir lu dans un Casus Belli la critique d'un jeu situé dans une Amérique de la Prohibition, avec des démons et du fantastique à tous les étages. Je me souviens avoir simplement commencé à noter des idées de lieux et de personnages sur des petites feuilles de classeur, en m'inspirant lourdement des romans ou de BD (celles de Tardi, Caza, Fred, Wininger...) dont j'étais friand - quand je ne me contentais pas de les annexer purement et simplement. On va dire poliment que j'ai été sensible très jeune aux charmes de l'intertextualité...



Dans « La Ville », il y avait des vagabonds en tous genres, un bordel « Belle Époque », des armées communistes mort-vivantes, des bars typiques du roman noir, des démons en liberté, un métro traversant plusieurs dimensions. Il y avait des sectes, des promeneurs étranges, des immeubles aux couloirs labyrinthiques et infinis. Il y avait des musées poussiéreux et déserts, des squares brumeux, des thermes... Je me rends compte en relisant mes notes de l'époque et en écrivant ceci, à quel point Azthath est déjà contenu, pour l'essentiel, dans cette œuvre d'adolescence. Azthath est plus uchronique et moins « onirique » - car La Ville se voulait éternelle, infinie, mouvante, constituée d'illusions - mais l'essentiel des lieux, des ambiances, des influences, sont exactement les mêmes.



J'avais fini par inventer tout un système de création de personnage utilisant - tout comme le gameplay ensuite, et même la méthode de création de scénarios aléatoires, dans une pré-obsession pour le procédural - des cartes de type Tarot (influencé sans doute que j'étais par l'incroyable jeu Chimères) et basé sur des concepts « mystiques » décrivant le perso, mais aussi quelques éléments narratologiques décrivant son avancement dans son histoire spirituelle ; car j'en étais venu à considérer que cette ville infinie, éternelle, constituée essentiellement d'illusions, était une prison dont le personnage-joueur devait se libérer, incarnation après incarnation.



Il est possible que mon furtif intérêt d'ado pour le bouddhisme ait joué - avec une marraine psychothérapeute, franc-maçonne, grande pratiquante du Yoga et à la bibliothèque ésotérique bien fournie, j'avais accès à des lectures pas tout à fait de mon âge...





« La Ville » n'a jamais eu qu'un seul joueur, un certain Jean-François, un peu plus jeune que moi, et qui faisait partie de l'éphémère bande du parc - on passait nos journées dans l'herbe à descendre des 75 de Kro et à jouer au foot avec les clodos de la Croix-Bleue, au cours d'un été caniculaire et interminable. J.F et moi nous sommes rapidement fréquentés seul à seul, passant nos soirées à boire des cafés et des panachés au bar du Tennis, attablés le long de la baie vitrée donnant sur les cours couverts. On fumait, on parlait jeux de rôles, peinture - enfin, je lui parlais peinture, car je me prenais aussi pour un peintre à l'époque, et apprenais par cœur les vies de Picasso, Duchamp et autres, dans la collection Time-Life qui trônait dans l'armoire du salon. On sortait se promener dans les rues de Sarreguemines, qui à l'époque n'était pas du tout une ville jeune et animée, pleine de bars et de terrasses comme maintenant ; c'était une ville morte, déserte le soir, et mal famée. J'entamais aussi à cette époque ma carrière de promeneur-photographe.



Nous nous retrouvions dans ma cave, et j'improvisais en général à peu près du début à la fin, sans soucis de construire spécialement une « histoire », mais plutôt une succession de scènes improvisées à deux, aussi incohérentes (entre elles, et elles-mêmes) qu'une suite de rêves.

Des lieux réels de Sarreguemines apparaissaient souvent dans nos parties - comme la S.E.S.A, un complexe industriel à côté de notre collège, en briques rouges, datant de l'occupation allemande après 1871, et qui comprenait une maison de maître, abandonnée, au milieu d'un parc en friches. Cette maison exerçait sur nous (et sur tous les jeunes du coin) une fascination mêlée de crainte superstitieuse, qui me concernant n'a toujours pas disparu ; j'en rêve encore très régulièrement.

Après nos parties, nous sortions nous promener, en pleine nuit, et nous planions un peu, pris parfois de frayeurs inexplicables. Jean-François me raconta avoir longé, un soir, l'interminable mur de briques rouges qui cache le jardin de la grande propriété à l'angle des rues Foch et Houchard. Il disait avoir entendu des bruits de pas, tout proches, derrière le mur. J'ai eu moi-même des quasi-hallucinations que je ne décrirai pas. Peut-être est-il possible que nos parties mettant en scène un Sarreguemines parallèle aient en quelque sorte aiguisé nos sens à voir, réellement, une autre réalité...



Je ne sais plus ce que je prenais à l'époque, mais ça devait être de la bonne.

À l'époque, le jeu tenait dans un classeur, bourré d'illustrations, de photographies, d'intercalaires et de notes, dont j'ai un beau jour, sans raison dont je puisse me souvenir, détruit l'essentiel - et bien que cela m'ennuie aujourd'hui, je mentirais si je disais que j'en souffre. Mais il me reste de cette époque la nostalgie du papier, de l'encre et des crayons, des bons vieux classeurs pour ranger ce qu'il faut bien appeler des œuvres en exemplaire unique, des incunables à l'échelle de ma propre vie.

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