Second Life, Minecraft - deux approches, un vainqueur

Il m'aura fallu un mois et demi, mais j'ai l'impression d'avoir passé six mois sur ce texte, que j'ai fini par abandonner et publier en l'état, alors que chaque jour de nouvelles idées, de nouveaux axes d'analyse ou d'argumentation me venaient, mais tant pis, ça sera pour des développements ultérieurs...

Voici donc mon premier article sur Schizodoxe :


Que pour la peine je colle ici in extenso :

Dans « Second Life, sexe, fric et paradis perdu », publié par Atlantico le 1er avril 2011, Aurélien Fouillet explique le déclin progressif et inexorable du petit monde de Linden Lab par la manière désagréablement intrusive, voire « colonisatrice » dont les résidents auraient vécu l’arrivée dans le Metavers des grandes entreprises, partis politiques, universités et autres institutions du monde réel ; arrivée qui aurait été considérée comme une tentative de « prise du pouvoir » sur l’anarchie paisible rêgnant jusque là, et sanctionnée, donc, par une désertion pour d’autres univers à l’herbe plus verte.
Disons-le tout net : la théorie exposée par Aurélien Fouillet nous paraît fausse.
Second Life est effectivement déserté par les internautes, mais pour des raisons tout à fait autres que cette question des entreprises et des institutions ; des questions « bêtement » techniques, c’est-à-dire, en réalité, fondamentales.
En effet, SL se veut un monde virtuel, et dans ce domaine, les choix techniques, les choix concernant les possibilités et les limites du jeu, les choix concernant l’interface entre le joueur et le monde, sont des choix moraux, politiques, existentiels. L’interface avec le monde est le monde lui-même, et elle est le « corps » du joueur dans le monde, qui va déterminer les limites et la nature de son action, de son mode d’être.
Combien ridicule, alors, est cette fixation, dans Second Life, sur « l’avatar », pauvre image 3D représentant le joueur dans l’espace, quand son vrai corps, c’est le logiciel. Et c’est bel et bien parce que depuis le début, dans sa conception même, Second Life est une fausse promesse, c’est bien parce que dans sa conception technique même, il n’est pas un monde virtuel, il n’est pas le lieu d’une deuxième vie, qu’il est aujourd’hui un monde mort.
A moins qu’il ne l’ait toujours été ? Je n’ai pas vérifié l’évolution du nombre de résidents au fil des ans, ni leur fréquence de connexion. Mais je ne suis pas certain au fond qu’il ait tant baissé ; car à vrai dire je ne suis pas certain non plus qu’il ait jamais été si élevé que ça, comparé aux prétentions de Linden Lab et à son exposition médiatique.
J’ai la conviction que de toutes façons les gens normaux ne se sont jamais intéressés à Second Life et qu’ils n’ont donc pas pu en fuir ; que la baisse éventuelle de fréquentation, s’explique seulement par le fait que les curieux, les « first timers » et ceux qui y allaient pour la « mode » sont de moins en moins nombreux, Second Life prenant de l’âge, et ne s’améliorant désespérement pas.
Qui est le seul vrai public de ce monde ? D’une part les pervers et les no-life absolus, d’autre part les commerçants – créateurs de vêtements, d’accessoires, de skins, de services divers pour les no-life. Egalement, à la marge, par des artistes contemporains essayant de se démarquer, généralement de très bas niveau, aux problématiques « virtuelles » faussement profondes et à l’esthétique douteuse ; les vrais artistes de notre époque étant, bien entendus, déjà employés dans l’industrie du jeu vidéo.
Le vrai peuple du Metavers, les no-life, les pervers, se moquent éperdument de la présence du Collège de France, du Front National ou la Bibliothèque du Congrès, et continuent à faire dans SL ce qu’ils y ont toujours cherché. La création des zones « adult » entérine d’ailleurs officiellement cet usage-là de SL, et ces zones sont des lieux de liberté totale où l’on imagine mal des entreprises respectables ou des universités s’implanter. En réalité il n’y a personne pour troubler la douce anarchie et les ébats de pixels.
Le grand public, le vrai grand public, lui, va tchatter sur Habbo ou dans Dofus, pendant que les ados gamers tuent des sangliers dans Warcraft et préparent l’attaque de leur lycée dans Counter Strike.
Dans ces conditions, pourquoi des universités, des entreprises, des partis politiques paieraient pour maintenir leurs « ambassades » dans le Metavers ? Alors qu’il n’y a clairement pas assez de visiteurs pour justifier leur existence ? Et qu’il n’y en a jamais eu ?
A titre de témoignage personnel : j’ai pu m’entretenir avec le résident chargé de créer et développer le double virtuel de l’Etat allemand de la Sarre, qui reproduisait, avec un grand soucis esthétique, d’ailleurs, une partie des villes de Saarbrücken et de Saarlouis, ainsi que le zoo de Saarbrücken, et quelques autres lieux. J’ai oublié le chiffre exact mais tout cela coûtait selon lui entre 2000 et 3000 euros par mois à l’organisme qui voulait, par ce biais, promouvoir son Land. Entre 2000 et 3000 euros mensuels, pour une fréquentation à peu près nulle – j’ai suffisament fréquenté leur sim pour le savoir. Qui paierait pour ça ? Et qui croira que le Collège de France, ou je ne sais quelle bibliothèque américaine, ou le Cantal, ont des sims plus fréquentées ?
Le fait est que les résidents de Second Life se sont toujours moqués éperdument de la politique, des livres, du tourisme en 3D ou des concerts de U2 retransmis par Linden Lab. Et les gens qui s’intéressent à tout cela, eux, ne vont pas sur Second Life.
Les résidents veulent une série de choses extrêmement simples : danser, échanger des « LOL », acheter des vêtements et avoir des relations sexuelles, déviantes si possible – ce en quoi l’article d’Aurélien Fouillet reflète, pour le coup, la réalité.
Il ne reste rien d’autre sur Second Life. Il n’y a en fait jamais eu rien d’autre. Cela peut paraître pauvre. Ca l’est.
Et si nous en sommes arrivés là, si Second Life a manifesté de manière irréversible son incapacité à attirer un public large, si son échec commercial comme son échec « philosophique » (comme expérience sur la réalité virtuelle et la place à lui accorder dans la vie) sont aussi criants, c’est, redisons-le, bel et bien à cause de ses choix techniques fondamentaux.
Pour commencer, s’y connecter dans de bonnes conditions demande un PC doté d’une carte graphique que la plupart des internautes n’ont pas. Le lag est quasi permanent. Quant aux graphismes, ils sont dignes d’un vieux GTA. Cela fait beaucoup pour une expérience sensée être si futuriste, et que l’on présente partout comme une quasi « Matrice ».
Mais, plus grave, et cela naît bien des limitations techniques du « jeu » : il n’y a rien à faire dans Second Life. Le voilà, l’écueil premier. On me répondra que non, qu’au contraire on peut tout faire – et effectivemment, on peut voler dans les airs. On peut builder des objets, des créatures, des fringues, des maisons, en quelques clics. On peut danser. On peut tchatter.
Et après ? Après, rien.
Les actes n’ont pas de poids. Ils ne correspondent à aucune nécessité, et partant, à aucune motivation réelle. Ils n’ont, de plus, aucune conséquence. Et sont très limités malgré tout. On évolue, en somme, dans un vide d’interactions avec le monde à peu près complet.
Vous pouvez tomber de 500 mètres, et simplement vous relever. Vous pouvez marcher sous l’eau pendant des heures. Vous pouvez voler. Naturellement, tout cela a un intérêt, et il est tout à fait possible d’utiliser Second Life comme une sorte de support pour rêves éveillés, comme une expérience surréaliste en ligne, comme un assistant 3D pour balades psychogéographiques – mais après ? La majeure partie des gens n’y verra aucun intérêt, et cet aspect « mou » et passif du monde de Linden Lab la rebutera même – elle l’a prouvé en le désertant. C’est le manque d’interactions possibles avec l’environnement, le manque de contraintes et d’enjeux, le manque de monde, en somme, qui a fait fuir les gens, ou plutôt les a dissuadé de rester dans le Metavers passé les premières expériences « pour voir ».
N’en doutons pas, si cette expérience a raté, d’autres réussiront.
Minecraft est l’une de ces « expériences », et qui est en train de donner une leçon sur ce que doit être un monde virtuel, et accessoirement ce que devrait être un jeu. En tous points, là où Second Life a échoué, là où Second Life a trahi ce qu’il prétendait être, Minecraft, alors même que cela n’était pas prévu par son concepteur, mais parce que ses choix techniques ont laissé se développer tous seuls les usages ludiques et existentiels qu’en font ses joueurs, en tout cela, Minecraft est en train de s’imposer.
Là où Second Life n’est en définitive qu’une sorte de web à interface graphique (on peut voir un film dans Second Life, on peut y écouter de la musique, on peut ouvrir des pages web – mais quel intérêt ?), Minecraft s’impose comme un véritable monde.
Minecraft est beau. Primitif mais beau, cohérent, et doté d’une forte identité, là où Second Life ressemble à un jeu de 1999, et une pauvreté esthétique inégale selon les zones, mais souvent criante.
Dans Minecraft, comme dans Second Life, il n’y a rien à gagner. Si ce n’est continuer à vivre. Ce qui n’est pas rien. Une chute peut être mortelle, un séjour sous l’eau aussi. Durant la nuit rôdent des monstres. Et si l’on veut se construire une maison, et la décorer, il faut creuser dans la roche, couper du bois, tondre des moutons, cueillir des fleurs.
Le monde résiste et il faut travailler pour obtenir quelque chose. Mais là où dans Second Life, le travail s’apparente quasiment toujours à de la prostitution (jobs « d’escort », de mannequin, de danseurs/danseuses dans les clubs, rabatteurs, chainons divers du commerce en ligne), Minecraft permet au joueur jeté dans un monde hostile, humiliant par sa taille, et où la mort est partout, de se créer, par le travail et par la lente construction de sa propre vie, d’accéder à la dignité. Ceux qui ont déjà passé plusieurs heures à des tâches répétitives comme creuser, couper du bois, planter du blé, en se laissant envahir par la profonde paix du labeur, comprendront.
Là où Second Life demande d’investir de l’argent (réel) pour se payer un espace où construire sa maison, et les compétences en 3D qui vont avec, Minecraft ne demande au joueur que des clics et un peu d’imagination – et tandis que SL entretient et entérine par là une fracture financière et technique, Minecraft crée une égalité, au sens où chacun a les mêmes chances que les autres, au début du jeu, pour réussir dans la vie.
Je dis « monde » et Minecraft est le seul qui mérite ce terme. A l’inverse des simples décors de Second Life, qui n’est que le web avec une interface graphique, le monde de Minecraft a ses lois physiques, ses limites, ses contraintes, que l’on subit, et avec lesquelles on peut aussi jouer, et dans lesquelles on peut trouver de la joie.
Qui n’a pas vu sur YouTube ces vidéos de joueurs, filmant leurs séances « d’éclate » au TNT, ou d’expérimentations démentes sur les cours d’eau, qui n’a pas été émerveillé par les constructions mégalomaniaques des joueurs les plus doués, par l’étendue des villes qui naissent peu à peu sur les serveurs multijoueurs ? Qui nierait que le génie humain – osons les grands mots – s’exprime là ?
Et qui éprouverait le dixième de cet émerveillement, à voir la même chose dans Second Life, où construire la même chose prendrait trois clics ? Et ne serait qu’un simple décor, et un décor mort ?
Et qui plus est, un décor étroit, très vite limité – Second Life étant divisé en régions et en îles, parfois minuscules, dont on atteint vite la frontière, quand Minecraft est tout simplement infini et continu, le monde étant généré au fur et à mesure que l’on avance, sans limite. Qui pouvait, il y a encore deux ans, rêver avancer quarante-huit d’heure d’affilée, si l’envie l’en prenait, dans un jeu vidéo, sans rencontrer de frontière, et en sachant qu’il n’y en a d’ailleurs pas ? Ce simple et unique fait, cette simple nouveauté rend caduque toutes les anciennes conceptions. La liberté conquise avec Minecraft est un nouveau mètre-étalon à l’aune duquel sera jugé toute la production à venir.
Les jeux vidéos – et l’échec de Second Life montre une chose : on ne sort pas du jeu vidéo, c’est à dire de la notion de narration, de but, de réussite et d’échec – proposent aux joueurs des mondes cohérents, consistants, ainsi qu’un discours, fut-il implicite, sur le monde, et sur la place qu’on peut y trouver. Que cela soit dans Minecraft, dans GTA, dans les Sims, jouer consiste à se confronter à un monde doté d’un certain niveau de consistance et d’interactivité – de réalité, en somme – et à y vivre des expériences variées, l’intérêt étant naturellement qu’elles soient de celles que l’on peut difficulement vivre dans la vraie vie – qu’il s’agisse de domestiquer une terre vierge ou de prendre le contrôle du crime organisé.
La question du Mal, c’est-à-dire aussi de la liberté, est centrale dans tout cela. Elle se pose ou plutôt, ne se pose pas, dans Second Life, où – à moins d’être un réel hacker – il est impossible de détruire les décors, les objets, de tuer les autres participants – alors même que l’histoire du jeu vidéo online, depuis longtemps, est marquée par la malveillance ou la tricherie de certains, et que, c’est une telle évidence que j’ai un peu honte de l’écrire, il n’existe aucun bien, individuel ou collectif, aucun bien qui ait une valeur et du poids, sans possibilité du mal – celui qu’on fait comme celui qu’on peut subir.
Si l’on voulait se risquer à une lecture chrétienne, on pourrait dire que Second Life, où l’on ne risque rien, et où le Mal est impossible, est une parodie satanique de l’Eden, un emprisonnement de l’Homme dans des limites étroites, sans Grâce, sans Dieu, en bref un enfer – tandis que Minecraft assume l’exil humain dans la matière, dans un monde hostile ou au mieux indifférent, mais domestique, perfectible, dont l’homme devient peu à peu le maître et le co-créateur. En attendant un sauveur éventuel…
Second Life n’a rien d’un jeu ni aucune des caractéristiques qui font du jeu quelque chose de fondamental. Il ne s’y passe rien de particulier et on y est « libre » ; sauf qu’on est libre uniquement de ne rien faire de fondamental. Et qu’il ne s’y passe rien est la pire option imaginable : dans la vraie vie, il y a des épreuves à traverser, qui tombent du ciel ; il se passe des choses auxquelles on ne peut rien. Les choix sont limités. Et les jeux, qui reflètent ces épreuves à passer, permettent de s’y préparer, ou de sublimer, ou de se libérer. Second Life n’est pas un jeu, c’est même l’anti-jeu par excellence ; et ça n’est pas la vie, même seconde, ou même virtuelle ; ça n’est pas la vie, c’est son contraire.
Et là où Second Life ne permet, au mieux, qu’une errance poétique, au pire, une vie de porc kikoololeur et consumériste, Minecraft permet une chose très simple et pourtant fondamentale, sans doute tellement fondamentale et tellement absente de la vie de beaucoup d’entre nous qu’elle suffit à expliquer le succès du jeu : la réalisation de soi, la possibilité de créer et de donner son meilleur.

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