mercredi 3 novembre 2021

Le monde est un film d'horreur

J'habite près de l'hôpital de ma ville et j'ai très régulièrement droit aux sirènes des ambulances, au vacarme des hélicoptères, aux gyrophares qui donnent l'espace d'une seconde à mon salon un éclairage de fête foraine. J'ai toujours aimé l'ambiance médicale, celle des cabinets de consultation comme celle des couloirs d'hôpitaux ; ma mère était infirmière et j'ai de bons souvenirs de visites, enfant, sur son lieu de travail. Les uniformes, l'odeur spécifique des lieux, la machinerie électronique et ses "bip" qui résonnent dans un silence qu'on ne trouve plus même à l'église...

Ma mère a commencé sa carrière dans le service des grands brûlés. Voilà une chose, en revanche, qui m'horrifie comme peu de choses le font.

Je réécoute Throbbing Gristle, ces jours-ci, et notamment, sur leur live à la Factory de Manchester, le terrible, terrifiant, terrorisant Hamburger Lady, qui décrit (d'après une lettre reçue par Genesis P-Orridge au sujet d'une femme supposée bien réelle) l'existence insupportable – même pour les autres, même pour celui qui imagine simplement la chose – d'une femme entièrement brûlée sur toute la partie supérieure du corps, sans visage, atrocement consciente, à qui la morphine n'apporte aucun soulagement ni aucune inconscience, et qui ne meurt pas, qui va rester comme ça pour toujours, des années et des années, à souffrir sans interruption ni consolation.

Voilà bien une réalité de la vie à côté de laquelle les films d'horreur ne valent pas grand-chose.

Tout comme, en terme de malaise, moral et même physique, le morceau de TG bat allègrement l'essentiel de la production horrifique, ou, pour rester dans le domaine musical, les imbécilités dark-occulto-machin, que je ne prendrai pas la peine de définir plus précisément.

La chose frappante chez TG est cette volonté de laideur, ce travail pour délivrer la musique (ou la non-musique) la plus désagréable et la plus consternante possible, une musique à laquelle il est, normalement – car hélas les choses ne se sont pas passées ainsi – impossible d'adhérer.

Comme Marcel Duchamp, qui n'imaginait pas faire école en exposant ses ready-made, a eu une tristement longue descendance de fumistes – ce qu'on appelle l'art contemporain, dans son entièreté – Throbbing Gristle se serait probablement sabordé d'emblée si on leur avait dit que leur "musique industrielle" dénonçant les absurdités et les atrocités de la vie moderne deviendrait la bannière d'innombrables tarés, glorifiant qui les tueurs en série, qui le Troisième Reich ou les systèmes totalitaires en général, et transformant la radicalité initiale, la provocation absolue initiale, en nouveau conformisme esthétique, en petite niche bien chaude et bien confortable. J'ai découvert Throbbing Gristle vers 20 ans, j'en ai un peu plus de 40 aujourd'hui, et je ne peux les réécouter qu'en faisant abstraction de toute la "scène indus", qu'en m'imaginant qu'ils n'ont eu aucune postérité, qu'ils ont été en toutes choses définitifs.

La laideur de la musique de TG est la seule esthétique possible si on veut dénoncer le monde moderne, le monde dans lequel on vit.

Je me suis fait cette réflexion récemment en écoutant le morceau de Laboratories of crime, du groupe français (et plus précisément strasbourgeois) Stigma, que je tiens pour l'un des meilleurs morceaux electro-industriels que j'ai pu entendre dans ma vie, et qui dénonce avec virulence la vivisection et l'expérimentation animale.

C'est un thème récurrent dans ce genre de musique (le premier nom qui me vient à l'esprit est évidemment Skinny Puppy), tout comme la dénonciation des régimes autoritaires, de la société de contrôle, de la machinisation du monde, etc, etc... SAUF QUE... sauf qu'il est au mieux contradictoire, au pire tout-à-fait hypocrite, de dénoncer la machinisation du monde tout en s'efforçant de produire une musique cyberpunk, futuriste, appellons-ça comme on voudra, en la rendant la plus sexy et la plus dansante possible.

Tout choix esthétique est également un choix moral, un choix politique, etc.

Produire de la musique électronique agréable et dansante qui présente les sons les plus machiniques comme quelque chose de cool et d'excitant, c'est promouvoir la société qui va avec ; et on commence à voir son vrai et hideux visage se préciser, à cette société-là.

À l'inverse de cela, donc, on a Throbbing Gristle et sa laideur sans concession, choquante, mais pédagogique.

*

Halloween approche, l'occasion – s'il en fallait une – pour faire une cure de films d'horreur et se réjouir de la laideur des masques et des déguisements de vampires, loup-garous, momies... qui fleurissent dans nos supermarchés. Le mauvais goût est une esthétique comme une autre, et en l'occurrence, le mauvais goût appliqué aux masques de monstres désamorce tout ce qu'ils pourraient avoir, initialement, de dérangeant.

Je sais bien que l'Église catholique n'est pas fan de Halloween, de manière générale, et pour d'excellentes raisons sans doute, encore que non-nécessairement liées à la fête elle-même (c'est un fait que de dans la culture occidentale au fil des décennies, des dernières, en tous cas, une certaine glamourisation de la mort, du macabre, de la violence, de l'occultisme, etc, n'ont fait que croître, au détriment de toute idée de sainteté) – mais j'ai un faible pour les croquemitaines à couteau, les clowns polymorphes et autres créatures de la nuit, non pas malgré leur caractère profondément kitsch, mais à cause de lui ; parce que ce sont finalement des représentations du Mal dont on peut au moins en partie rire, alors qu'il me paraît assez difficile de rire de Marc Dutroux, des chambres à gaz ou du cancer qui est probablement en train de tuer quelqu'un dans ta famille, ami lecteur, et dans la mienne.

The World is a War Film, dit un morceau de Throbbing Gristle ; on pourrait tout aussi bien dire The World is a Horror Film. C'est même le film d'horreur par excellence, et le seul qui soit entièrement vrai ; aucun folklore gothique ne peut rivaliser avec les atrocités du monde et de la vie quotidienne. Les quelques personnes que j'ai pu rencontrer dans ma vie qui considéraient quasiment le fait de regarder Halloween ou un bon vieux Freddy comme une forme de perversion, étaient aussi celles qui refusaient de regarder les réalités de la vie en face – celles de la société, celles du sexe, et bien évidemment, celles de la mort, qu'on évacue en escamotant le cadavre (incinération du corps, désertion des cimetières) ou en niant – pour revenir aux catholiques, du moins à certains catholiques – la mort elle-même, et la terreur légitime qu'elle inspire, en ne voyant que la Résurrection future.

Ainsi cette brave dame, fraîchement veuve, que j'avais entendue, lors d'un quelconque pot de l'amitié, rire de bon coeur et s'écrier "Ah, vivement" en évoquant sa propre mort, et condamner, sans méchanceté, certes, mais condamner quand même ceux qui pleurnichaient un peu trop lors d'un décès.

Que nous dit la Bible à ce sujet ?

32 Marie arriva à l'endroit où était Jésus. Quand elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit: "Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort."

33 En la voyant pleurer, elle et les Juifs venus avec elle, Jésus fut profondément indigné et bouleversé.

34 Il dit: "Où l'avez-vous mis ?" "Seigneur, lui répondit-on, viens et tu verras."

35 Jésus pleura.

Jésus est indigné, bouleversé par la mort, il en pleure alors même qu'il sait très bien qu'il a le pouvoir de faire revivre Lazare, et qu'il le fera dans les minutes qui suivent. Parce que la mort n'est pas que le passage vers la vie éternelle, elle est aussi, elle est encore, un scandale, une horreur, et que le nier ne relève sûrement pas de la maturité spirituelle, mais uniquement du refoulement le plus crasse.

De la même manière, si l'on a parfaitement le droit de ne pas aimer les films d'horreur – et il y en a que je déteste – il me semble que rejeter toute représentation de la négativité, du Mal, des monstres, etc... dans la vie quotidienne, publique, festive, etc, relève moins du rejet du Mal en tant que tel, que de la frilosité à simplement aborder la question.

Ce que les chrétiens frileux ne voient pas ou ne veulent pas voir, c'est que les films d'horreur sont le seul genre prophétique et apocalyptique de notre civilisation, le dernier lieu de la culture où l'on affirme et représente l'existence d'un Mal radical, surnaturel, avec lequel aucune négocation n'est possible, qu'aucune mesure politique, aucune réforme, aucun discours humain ne peut vaincre.

Michael Myers n'est pas réinsérable. Son existence n'est due ni aux injustices sociales, ni au racisme, ni aux gens qui ne trient pas correctement leurs déchêts. Ni à la folie. Ni à rien, si ce n'est à l'existence d'un Mal transcendant, extérieur à ce monde. Le personnage du docteur Loomis, dans le premier Halloween comme dans les suivants, le répète suffisamment à qui veut l'entendre : Myers n'est pas un homme, il n'est pas un malade qu'on peut guérir, il est une enveloppe corporelle vide, entièrement mue par le Mal.

"I met this 6 year old child with this blank pale emotionless face, and... the blackest eyes...the devil's eyes."

C'est un discours qui n'existe actuellement nulle part ailleurs dans la culture.

Y-a-t-il dans les comédies familiales, dans les polars politisés, dans les drames historiques à costumes, depuis des décennies, la moindre suggestion que l'état catastrophique – depuis toujours – du monde pourrait être dû à une souillure immémoriale, ontologique, dont on ne peut se libérer, en tous cas, pas seul ?

C'est le discours de The Addiction, d'Abel Ferrara, où une étudiante; Kathleen, se trouve mordue par un vampire, une nuit, et sombre dans une orgie de sang, de manque et de désespoir dont elle ne sortira qu'en comprenant, avec l'aide d'un vampire plus ancien qu'elle, et bienveillant à sa manière, que sa condition n'est qu'une modalité du Mal généralisé sur la terre.

Le film se termine (quasiment) par une phrase inconcevable dans le cinéma mainstream :

"We arent't evil because of the evil we do, but we do evil because we are evil."

... et par la mort de Kathleen, confessée, absoute, ayant communié.

Dans un commentaire, Ferrara lui-même dit :

"Au lieu de vous dévorer entre vous, mangez plutôt le Corps du Christ."

Cela ne peut pas être plus clair.

Que dire du destin de John Trent dans In the mouth of madness, toujours de Carpenter, d'ailleurs ? Un personnage de cynique, de sceptique professionnel, qui affiche ouvertement sa conviction que le monde est une blague, qu'il ne faut rien croire, et aussi... que les romans d'horreurs sont un divertissement pour dégénérés. Et qui finit fin fou après avoir découvert à ses dépens que l'univers est bien plus grand et bien plus étrange qu'il ne pouvait ou voulait l'imaginer ; qu'en fait la réalité ultime est quelque chose qui viole grossièrement tout ce qui peut sembler acquis, stable, évident et "normal" dans notre vie quotidienne. 

Je me dis que ça doit faire un effet bizarre, arriver en Enfer après avoir été un rationaliste étroit et moqueur toute sa vie.

*

Les chansons sur les grandes brûlées et les films d'horreur nous disent la même chose, nous apportent la même Mauvaise Nouvelle : oui, le monde est un endroit violent et absurde, une vallée de larmes, et vous allez mourir, peut-être même en éprouvant des souffrances inimaginables, et en prime il existe un Mal transcendant, actif, personnel, qui vous veut du mal, à vous, personnellement, et dont le pouvoir et les dimensions échappent à toute compréhension humaine ; et cette Mauvaise Nouvelle vous est délivrée pour vous rendre service, pour réduire à néant tout sentiment d'évidence, de normalité, de quotidienneté des choses, parce que la vie quotidienne n'est qu'une illusion, et une illusion dangereuse. Évidemment, personne n'aime entendre ce genre de choses et on peut avoir envie de taper sur le messager. Mais contre la Mauvaise Nouvelle, il n'y a que la Bonne qui puisse être efficace ; bannir les films d'horreur et râler contre les petites filles déguisées en sorcières réclamant des bonbons ne fera pas reculer le Mal d'un pas.

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