mardi 17 septembre 2019

You can't go home again

Après cinq ans dans la rue principale de ma petite ville, que l'on peut qualifier tranquillement de zone de guerre, j'ai déménagé dans un immeuble et dans un quartier un tantinet plus calmes, même si je commence à subodorer que rien ne sera jamais assez calme pour moi avant le cimetière. Je suis à peu près en face de l'hôpital. De ma chambre à l'arrière, je vois ceci :



Une cité HLM paisible d'où aucun bruit ne vient, de jour comme de nuit, cernée par la végétation – bosquets d'arbres, jardins en friches, terrains vagues où serpentent des sentiers presque secrets dans les herbes hautes. La principale source de bruit pur et dur est la piste d'atterrissage à quelques dizaines de mètres de mon salon ; de temps en temps je dois mettre mon film en pause, le soir, le temps qu'atterrisse ou décolle l'hélicoptère récolteur de corps mal en point. Ça ne dure pas très longtemps et a un petit charme apocalyptique qui ne me déplaît pas.

HLM, hélicoptères, végétation, apocalypse : tout cela ressemble fort à S.T.A.L.K.E.R : Call of Pripyat, auquel le hasard a fait que j'ai entrepris de jouer ces derniers mois, pressentant peut-être mon changement de (lieu de) vie...



En accédant ENFIN au dernier niveau – la ville de Pripyat même – et en y errant dans un état presque second, tant le décor général du jeu me remuait, j'ai réalisé que ces paysages de HLM abandonnés aux couleurs kitsch des années 60-70 me touchaient pour une raison très simple : ils me rappelaient le décor de mon enfance. Ils étaient le décor de mon enfance.

Je n'ai jamais vécu, à proprement parler, dans ce genre de tours, mais elles ont toujours fait partie de mon horizon, parsemées ici et là sur le paysage, autour de mon école maternelle et primaire, par exemple, qui étaient d'ailleurs tout à fait du même style, et qui  quand j'étais enfant étaient peints de couleurs bien plus vives qu'aujourd'hui, avec des motifs géométriques dignes d'un Mondrian ou d'un délire urbanistique soviétique.

Il y a d'ailleurs dans la petite enfance – dans mes souvenirs de petite enfance, à l'époque, en tous cas – quelque chose d'une expérience vaguement communiste (vaguement carcérale, aussi, mais C'EST LA MÊME CHOSE). On est séparé de sa famille, un peu largué, seul au milieu de ses semblables et l'on marche en rang dans des couloirs qui sentent le radiateur poussiéreux, le détergent et le lait chocolaté. On est pris dans un flux, qu'on le veuille ou non, et sans se demander si on le veut ou non. C'est vaguement aliénant et vaguement confortable, chaud, protecteur. Ça se gâte énormément en grandissant.



Comme l'école (de ma ville natale, et en général), la société et moi-même, aujourd'hui un certain nombre de ces tours pourrissent sur pied, comme celle ci-dessus, où j'étais entré en 2006, alors qu'elle était encore habitée, pour y livrer une télé ou je ne sais quoi, lorsque c'était mon métier. Il y avait des trous dans les murs, dans les cages d'escaliers, que l'on aurait dit résultants d'une fusillade ou d'une déflagration ; par certains il était possible de passer la tête ou le bras.

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Dans le premier S.T.A.L.K.E.R il y a au cœur de la centrale de Tchernobyl une machine appelée Wish Granter qui (prétendument) exauce le vœu secret de chaque personne qui parvient jusqu'à elle. Pouvoir, argent, immortalité... Mais c'est toute la Zone en réalité, qui est un Wish Granter. Me promener dans la zone, c'est me promener dans une image, une métaphore des ruines de ma propre enfance, du monde que j'ai connu à l'époque – au sens le plus concret : l'architecture, les couleurs des bâtiments, etc – et pour moi qui ai réellement eu une adolescence de coureur de ruines en tous genres et des maisons abandonnées qui fleurissaient dans ma ville, me promener dans ces décors morts, dans cet après-fin-du-monde est la réalisation de fantasmes anciens et profonds.
 
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Les jeux vidéos renvoient au monde réel, à des lieux parfois perdus, du monde réel, et nous donnent une chance d'y marcher à nouveau – mais parfois c'est le monde réel qui se met à ressembler à un jeu vidéo, ou à un "décor" de manière générale. Les projecteurs très violents qui éclairent le stade municipal, tout près de chez moi, illuminent aussi violemment les arbres au bord de l'eau et leur donnent involontairement un air fantastique, ou de décor de théâtre. Le long de la rivière, sur le chemin aménagé pour les promeneurs, les poches de lumière que forment les réverbères, la nuit, sont comme autant de waypoints à travers les ténèbres. Dans un autre quartier, la rue qui monte raide vers le cimetière, et où se suivent de vieilles maisons bourgeoises aux fenêtres noires dès la tombée de la nuit, débouche sur un plateau parsemé de HLM violemment illuminés, donnant l'impression que l'on arrive dans un autre niveau d'un jeu quelconque. Comme lorsqu'on découvre des lieux, des décors, et qu'on ne sait pas encore qui on va y rencontrer et ce qu'on aura à y faire ; on marche dans le jeu, gratuitement, par pur plaisir de l'exploration. Voilà le rapport au monde, voilà le mode d'exploration du réel des gens qui comme moi ont grandi devant des jeux d'aventure. Ça n'est pas le jeu dans lequel on se réfugie pour pallier aux manquements du réel, non. C'est le monde matériel qui finit par devenir un jeu – dans une irréalité terrifiante, ou dans un rapport ludique, neuf et émerveillé ; selon le regard qu'on y porte.
 
Il suffit d’une rue, parfois, d’un quartier inconnu, pour que l'on sorte de la routine dans laquelle nous vivons comme des automates, pour que le programme s’arrête. On se sent alors pleinement présent au monde ; chacun de ses objets est neuf, unique ; chaque bifurcation, on le devine, une aventure ou une autre vie potentielle ; chaque maison renferme un univers. L’esprit fonctionne à plein régime, on aimerait soudain parler aux gens, multiplier les découvertes, on voudrait réinvestir le monde ; on se sent vivant.

Il faudrait une nouvelle science pour, sans jamais juger le monde comme paysage, comprendre ce qui se passe en ces instants-là. Comprendre ce qui se joue dans notre esprit quand une nouvelle rue nous bouleverse. Et apprendre à déclencher ces états, à élaborer une technique pour se maintenir à ce niveau de conscience.

La psychogéographie telle que je la conçois n'a d'intérêt que couplée avec ce que l'on pourrait nommer géopsychologie : l'exploration et l'étude du paysage mental. Le monde extérieur à redécouvrir, neuf, ludique, pour comprendre ce qu’on a au fond de soi. Le monde intérieur, à comprendre, à faire parler, pour réinvestir pleinement la vie quotidienne.

Dans ce qu’il révèle de notre rapport à l’espace, le jeu vidéo est pour nous une expérience fondamentale. Nous avons ressenti avec une force incroyable l’impression d’être dans un jeu, lors de certaines balades, certaines errances dans des quartiers inconnus ; tous les chemins nous semblaient ouverts, n’attendant que d’être explorés ; tous les passants, des "contacts" potentiels, des alliés, des ennemis, des indicateurs, des figurants ; le monde nous paraissait un formidable terrain de jeu où tout est possible et permis, tous les choix envisageables.

Et qu’est-ce que la vie elle-même, sinon tout cela ? Que devrait-elle être d’autre ?

L’expérience du jeu vidéo nous a "accidentellement" plongé dans un état de réenchantement. Il faut maintenant comprendre comment l’environnement quotidien peut être réenchanté en permanence. Comment il peut être exploité pour se maintenir à un haut niveau de conscience.

Nous sommes faits de paysages mentaux, d’images fondamentales qui parfois nous obsèdent depuis l’enfance ; un arbre dans un jardin, un réseau de ruelles près de la mer, une vieille chambre dans la maison de famille. Ces images fondamentales interfèrent avec notre vision du monde ; elles se superposent à d’autres arbres, d’autres chambres, d’autres ruelles ; elles entrent en résonance avec d’autres expériences plus nouvelles et nous bouleversent ; elles nous paraissent être des flashs d’une vie antérieure ou d’une vie dans un autre monde, plus "vrai", où nous sommes plus nous-mêmes...

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