mercredi 5 septembre 2018

Pris dans le flux


Il y a quelques semaines j'ai récupéré l'Amstrad CPC 6128 que j'avais laissé chez une lointaine (dans tous les sens du terme) ex-compagne, en Meuse.

Ma collection de disquettes allait avec, et j'y ai retrouvé un programme dont je me souvenais de l'existence, mais pas vraiment ce qu'il contenait ni à quoi il ressemblait techniquement parlant : une ébauche de fiction interactive, dont je ne sais pourquoi, je me souvenais très vaguement, mais en pensant l'avoir écrite enfant. Or je n'ai eu mon CPC qu'en 1991, à l'entrée du collège, donc.

Prévoyant à l'époque que je serais gâteux avant mes quarante ans, j'ai indiqué au début du programme sa date de création : 1995. Je vivais donc déjà dans la maison où mes parents, ma sœur et moi avons emménagé en 1993, alors que dans de faux souvenirs, que je tenais pour absolument vrais, je me voyais taper ce code dans notre tout premier appartement. Toujours selon les informations indiquées dans des commentaires en début de code, mon vieil ami Xavier a participé. Je me suis d'abord demandé en quoi, avant de réaliser que c'est tout simplement lui qui m'avait fourni le modèle initial de code à partir duquel j'ai pu commencer mon petit jeu. Sans lui, rien n'aurait donc été possible.

Le jeu – qui s'intitule on ne sait trop pourquoi Les Masques du Carnaval – comporte quelques rooms, à savoir les pièces d'une maison dont on est censé sortir en résolvant un puzzle minimaliste. Il y a des cadavres, des masques, un clown et un saltimbanque (?) à qui on peut parler mais qui sont des hallucinations. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est la matrice d'Azthath, mais entre La Ville, cette chose-là, et Azthath, disons qu'il y a une continuité d'obsessions.

Je vais essayer de débuguer ce jeu et l'inclure à ma bibliographie officielle. Après tout...

Parenthèse au sujet de l'Observatoire

J'ai beaucoup, beaucoup travaillé sur L'Observatoire ces dernières semaines, et je m'aperçois que je dois régulièrement faire des pauses, comme quand on doit remonter à la surface après une plongée en apnée, tant le contenu de ce jeu m'est toxique et pénible. J'ai hâte de l'avoir terminé et de passer, pour de bon, à autre chose.

Une amie m'a répondu il y a quelques temps, par SMS, quand je lui demandais si comme moi elle notait ses rêves (puisqu'elle venait de me raconter celui de la nuit précédente) : "Non, et je ne conserve pas mes kleenex sales". C'était formulé de manière un peu brutale mais indéniablement juste ; on ne conserve pas ses kleenex sales, et si on le fait, on ne les mange pas en prime, et en espérant s'en trouver bien nourri, apte à produire quelque chose de bon. Et pourtant c'est ce que je fais. C'est mon pain quotidien.

Je pense que je ferai une grosse, grosse pause en matière d'I.F – en tous cas, celles liées à Azthath, quand j'aurai fini ce jeu-ci. Histoire de me désintoxiquer un peu et de me reposer, car je suis vraiment fatigué, mentalement fatigué, ces derniers temps, et ai besoin de ne rien faire, ou alors des occupations saines et terre à terre.

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Ceci étant, L'Observatoire grandit, donc, inexorablement. J'ai calculé 21 000 mots pour un walkthrough (et les autres choix possibles doivent donner un résultat assez similaire), ce qui représente trois fois la quantité de texte du jeu initial, sorti pour la Comp 2016.

J'essaie d'enrichir l'histoire, la "quantité" de background et de souvenirs à ressasser pour le personnage-joueur avant d'entrer à l'Observatoire même, mais aussi – ennuyé et un peu vexé par certains commentaires du type "J'ai l'impression de cliquer à travers un livre et non pas de jouer" – d'améliorer et enrichir les actions proposées au (personnage-)joueur, tant il est vrai que même pour un jeu basé sur les souvenirs et le passé, il faut bien donner au joueur lui-même quelque chose à faire d'autre que lire.

J'ai quasiment fini la première partie du jeu, celle avant le dialogue final avec Paloma et Hartmann, que je compte bien rallonger et enrichir aussi. Au final, ce sera donc un "gros" jeu. Aussi gros que possible, car je ne sais pas du tout à quelle échéance sortira un autre chapitre d'Azthath. Quelques années ?


Pour autant, je n'en fais pas un RPG avec deux mille quêtes, autant de PNJ, et une map à l'échelle d'un pays. L'Observatoire reste un jeu intimiste, couvrant une courte période de temps (une soirée) dans la vie de ses personnages.

Plus j'avance, plus il me semble qu'une certaine unité de temps et de lieu est souhaitable dans une I.F – on peut toujours fantasmer sur un jeu qui nous ferait voyager à travers des centaines ou des milliers de rooms qui seraient autant d'étendues sauvages, de villages, de villes, de pays, où l'on croiserait plus de PNJ que l'on ne peut en aborder... et moi-même j'ai encore de temps à autres ce fantasme (ne serait-ce que pour Azthath même, la ville), mais je me suis malgré tout rendu compte que c'est avec une formule comme celle de L'Observatoire que je travaille le mieux, et que j'ai le plus de chances d'achever ce que je commence.

D'où la subdivision d'Azthath en chapitres, puis en petit jeux indépendants – je finirai sans doute par publier une phrase après l'autre, ou objet par objet...

Auto-cannibalisme existentiel

C'est L'Observatoire, avec sa zone – correspondant, à quelques détails près, à un quartier de ma jeunesse – qui m'a donné l'idée de faire la même expérience avec de multiples lieux de la vie réelle : en isoler de petites portions et en faire, quasiment telles quelles, des zones pour des F.I ou de la fiction. Je les garde dans mes notes, au cas où elles puissent servir un jour.

Ce qui m'a frappé à chaque fois que j'ai identifié une zone exploitable (car tous les lieux ne le sont pas, mais je ne saurais pas dire précisément ce qui fait qu'une "zone" en est une) est le fait que j'aurais été incapable de l'imaginer moi-même, telle qu'elle est, avec tous ses éléments, banals ou exceptionnels.

C'est leur coexistence, leur juxtaposition qui fait le sel de la  "zone". Le réel est toujours plus imaginatif qu'un cerveau d'écrivain ou de codeur – de même que l'Histoire du monde réel est toujours plus excitante et invraisemblable de richesse et de beauté, que n'importe quel monde fictif de fantasy ; et à ce titre, je me détache de plus en plus de tout ce qui dans Azthath avait un côté trop lourdement "monde fictif imaginé dans ses moindres détails et essayant désespérément d'être original" – et qui y échouait, en prime.

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Au-delà de ces zones bien délimitées, identifiées, que j'accumule sans fin, j'ai entrepris une liste encore plus exhaustive de tous les lieux que je connais et qui peuvent présenter un intérêt en tant que décors de fiction.

Je fais la même chose avec tous les gens que j'ai pu croiser dans ma vie. Parce que je serais incapable d'imaginer des personnages aussi complexes, émouvants ou cinglés que les gens qui peuplent le monde réel. Il n'y a généralement que des modifications ultra-mineures, cosmétiques, à faire pour pouvoir les projeter dans un récit.

"Écrivez sur ce que vous connaissez", comme on dit aux aspirants écrivains... Et finalement c'est vrai, vrai d'une manière effroyablement concrète. Il n'y a rien qui marche mieux que de piocher directement dans les têtes qu'on voit dans sa vie quotidienne, dans les lieux qu'on fréquente, dans les histoires qu'on entendu, en les transposant à peine, si peu, en réalité, dans des fictions.

Cannibaliser le réel. Être un capitaliste absolu avec sa propre vie : tout rentabiliser. Être son propre maquereau.

Parcelles fantômes

La dernière "zone" en date qui m'est apparue est un quartier de Saint-Mihiel, dans la Meuse. Je l'ai fréquentée quelques années, en même temps qu'une fille qui y vivait, et qui est justement celle chez chez qui j'ai récupéré mon CPC récemment. C'est chez elle également que j'ai commencé à travailler sur Azthath vers 2008 ou 2009.

Quand j'y suis retourné il y a quelques semaines, rien n'avait changé dans les rues ni dans la grande et vieille maison (du XVIIIème siècle) où elle vivait à l'époque et au rez-de-chaussée de laquelle est toujours installé le magasin de ses parents. Rien à part une vague gêne, et un bébé dans le salon, qui avant même de savoir parler, me disait que je n'avais plus rien à faire là, qu'il me fallait prendre mes affaires et dégager au plus vite. Ce que j'ai fait sans demander mon reste.

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Je repense à Saint-Mihiel de temps à autres, à certaines rues où nous nous promenions, certains trajets en particulier. Je revois des scènes, des souvenirs sous forme de scènes, probablement mensongères, car tout récit de vie, aux autres ou à soi-même, est un mensonge, une fiction – ce qui rend peut-être un peu moins grave le fait de prostituer ses souvenirs et toute sa vie sous forme d'histoires à destination du public.

J'ai été intensément, inimaginablement malheureux dans cette ville, et pourtant je m'en souviens aujourd'hui avec un étrange plaisir, une bizarre attirance, et je ne peux l'expliquer, justement, qu'en me disant que tout cela – le décor, les ambiances, les images qui me reviennent – forment un plutôt bon cadre de fiction.

J'ai voulu revoir la rue Jeanne d'Arc, cette rue proche de la Meuse, étroite et faite d'immeubles assez hauts et semblant inhabités – l'un d'eux l'était réellement et me fascinait – où nous promenions régulièrement le chien, au soir tombant. J'ai voulu la revoir en allant sur Google Street View, qui devient peu à peu mon interface avec le monde réel, tant il y a de lieux où je veux plus, ou peux plus aller – et présentant le sublime avantage, souvent, de ne pas être mis à jour, ce qui me permet de visiter les-dits lieux tels qu'ils étaient et ne sont plus.

Mais la rue n'était pas disponible sur Street view. Elle faisait partie des zones inaccessibles du Net, comme il y en avait dans Second Life, au sujet desquelles j'ai écrit car elles me fascinaient.



"Les parcelles mortes. Ou parcelles fantômes. Il y a  des zones dans Second Life dans lesquelles on ne peut pas entrer. On peut voir ce qui s’y trouve – végétation, maisons, routes, parfois des quartiers entiers – il n’y a pas de frontière, pas de mur ; mais on ne peut pas y entrer. On marche, on vole, on file droit vers une maison étrange et solitaire, au milieu d’une plaine, et soudain, un mur invisible nous arrête ; une fenêtre d’alerte s’ouvre et nous informe que la parcelle a été bannie et qu’il est impossible d’y entrer.

Y-a-t-il un moyen d’y entrer malgré tout ? Et si oui, comment est-ce, une fois à l’intérieur ?

Les souvenirs d’une vie sont parsemés eux aussi de parcelles bannies, parcelles mortes, parcelles fantômes. Les rues que je n’ai jamais empruntées. Les maisons où je ne suis jamais entré, et où je n’entrerai jamais, qui n’ont jamais été pour moi que des éléments de décor, un trompe-l’œil de scène de théâtre – et pourtant réelles, pour d’autres, mais d’une réalité à laquelle je n’aurai définitivement jamais accès. Les parcelles mortes de mon espace intérieur. Et combien de maisons où je suis effectivement entré, dans le passé, combien de gens que j’ai connus, combien de pensées que j’ai eues, qu’aujourd’hui je ne vois plus que de l’extérieur, sachant qu’ils ont existé, qu’ils ont été vécus de l’intérieur, mais où je ne peux plus entrer ? Parcelles mortes de ma propre mémoire."


Les parcelles mortes de ma propre mémoire sont nombreuses, décidément, je m'en suis rendu compte en parcourant toute la ville sur Street View ensuite. Combien de rues, de maisons, de jardins, de semi-ruines, de détails architecturaux m'ont retourné le ventre, sous le coup d'une émotion qui n'est même pas liée à ce que j'ai pu vivre là-bas à l'époque où j'y allais réellement, mais au seul fait de retrouver la mémoire.

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L'ami qui m'a initié à la fiction interactive s'appelle Éric et je l'ai connu parce qu'il avait un groupe appelé Anamnèse. Anamnèse : contraire de l'amnésie. Remémoration.

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Chaque rue est un mystère : qu'y-a-t-il derrière les façades, les portes, les fenêtres ? Je ne me pose souvent cette question en me promenant, et surtout dans les rues que je connais le mieux, où j'ai grandi, et dont parfois je réalise que je ne suis jamais entré dans leurs immeubles, que je n'ai aucune idée de ce à quoi ressemblent les logements et les gens qui les occupent, pas plus que leurs arrière-cours, leurs jardins, leurs caves.

En 2006 j'ai travaillé au CORA de ma ville natale, comme livreur d'électroménager. Ce fut l'occasion d'entrer dans un nombre inespéré de maisons que je connaissais depuis toujours, du dehors, et de faire enfin connaissance avec leur configuration intérieure, leur décoration, leur ambiance. Entrer dans ce genre de lieux, c'était à la fois découvrir un peu plus du réel, et pénétrer dans les mondes esthétiques, émotionnels, moraux, etc, des gens qui y vivaient ou y avaient vécu. Je me souviens d'un vieil immeuble bourgeois, au centre-ville, dont on aurait dit qu'il avait traversé le vingtième siècle sans bouger d'un poil. D'un HLM, aussi, où je n'avais jamais osé mettre les pieds, et où cette fois une petite fille à la voix rauque de vieille fumeuse mystérieuse m'avait guidé vers mon client, à travers des couloirs déserts, aux murs criblés de trous, et même par endroits troués suffisamment pour qu'un homme puisse passer ; on se serait dans un jeu vidéo.

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Tout cela me rappelait aussi certains rêves de jeunesse, où j'explorais des cages d'escaliers qui s'étendaient à l'infini, ou donnaient parfois sur d'autres rues, des immeubles contenant des rues et d'autres immeubles – une ville dans la ville, des mondes imbriqués, et secrets. Il en reste(ra) quelque chose dans Azthath, où l'on peut se perdre dans des couloirs qui semblent infinis, où logements, commerces, zones abandonnées, temples occultes, squats, planques de malfrats, peuvent se suivre de manière totalement incohérente dans un labyrinthe urbain, intérieur et invisible depuis la rue.



Chaque souvenir aussi est une rue, remplie de fenêtres obscures, de portes que l'on aurait pu ouvrir mais dont on ne saura jamais vers quoi elles mènent – ou même, qu'on a bel et bien ouvertes, autrefois, mais dont ce sur quoi elles donnaient a été effacé de notre mémoire.

Autant en faire une fiction, consciemment.

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En établissant une liste des lieux du quartier de Saint-Mihiel que je voulais utiliser pour de la fiction – un PMU, une armurerie, un immeuble abandonné, un vieux marché couvert – il m'est apparu qu'ils pouvaient tous avoir un réel rôle dans une fiction, mais surtout ils avaient tous, une fois mis en relation entre eux, un poids, une charge romanesque encore plus grande – implicite, indéterminée pour l'instant, mais clairement décelable, devinable. Pas besoin d'inventer péniblement : le réel fournit tout ce qu'il faut.

Artificialité chérie

Je me suis promené il y a quelques temps, juste avant l'aube, sur un chemin au bord de la Sarre, près de chez moi. Il longe des champs, des immeubles, une maison de retraite, un stade de foot. Une passerelle permet de rejoindre le parking du Leclerc ; juste après, toujours au bord de l'eau et déjà sur le parking, il y a un endroit étrange, inattendu, où se trouvent des tables de pique-nique, des roseaux, des lampadaires.

Ce mélange de béton et de nature, cette juxtaposition de lieux aux fonctions totalement différentes, donne à l'endroit un côté totalement incongru et artificiel. C'est quelque chose que j'aime depuis longtemps, pour des raisons qui m'échappent en partie. Mais je me suis toujours senti particulièrement bien dans les zoos, les parcs d'attraction, les villages de vacances, les zones commerciales et les quartiers résidentiels les plus artificiels, tous les lieux que je ressens comme factices, ahistoriques et dont la conception même empêche toute sociabilité et toute vie "normale". Des lieux où vivre une aliénation paisible, reposante.

*

Cette ambiance artificielle, irréelle, et les lampadaires au bord de l'eau, alors que les ténèbres étaient encore presque totales, m'ont fait repenser à une réflexion que je m'étais déjà faite : ils donnaient l'impression d'être, dans un jeu vidéo, de discrets marqueurs spatiaux, destinés à guider le joueur, sans même qu'il s'en rende compte, vers la bonne destination.

Ce n'est pas la première fois que je ressens cette impression bizarre d'être "dans un jeu vidéo". Voilà ce que j'écrivais en novembre 2009, quand j'avais pris l'habitude de me balader le soir dans la ville.

"Maisons illuminées : fantasmes de vies non vécues, syndrome du voyageur égaré et "ce qui pourrait se passer si je toquais", histoires et personnages qui surgissent du moindre détail vu par la fenêtre. Plus que la maison que l’on espionne et l’intérieur que l’on cherche à voir, c’est toujours sa maison à soi  ; on est voyeur de soi même, on veut se découvrir soi. Images de la décrépitude, de la mort. Solitude du promeneur.

Cité Malleray. Impression d’être dans un jeu vidéo. Le jeu vidéo comme mode d’existence et d’expérience du réel et de la nouveauté. Exploration. Trip, rêve éveillé. Rien n’est réel. Solitude encore une fois.

Devant une belle maison : je me place par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le + beau cadrage. Je réalise que je ne vois pas la réalité, je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.

Montée jusqu’au cimetière ; je ne connaissais absolument pas les lieux, je découvre la géographie de la ville en temps réel. Impression à nouveau d’être dans un jeu vidéo. La solitude autorisant presque n’importe quelle action. La pleine lune, énorme, jaune, lovecraftienne. Changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme plusieurs fois pendant chaque balade ; car chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs."


Ces balades psychogéographiques ont coïncidé avec mon retour au jeu vidéo, ma découverte de la fiction interactive, et, globalement, mon malheur avec Laurence – pas à cause d'elle, mais avec elle – dont tout était bon pour s'évader mentalement.

À l'abattoir

Au-delà du malheur privé, c'est sans doute la décrépitude de Saint-Mihiel et l'atmosphère, d'une part extrêmement naturelle, sauvage, et d'autre part lourdement historique de la région alentour, incroyablement déprimante et anxiogène, qui suscitait en moi ce besoin d'artificiel et même de virtuel.

C'est une région d'immenses forêts, de vergers et de villages minuscules. On s'y sent loin de tout, dans un monde de chasse et d'agriculture misérable, dans un passé indéfini, sorte d'éternité "vieille France" marquée pour toujours par la Première Guerre mondiale. On trouve encore des tranchées allemandes et françaises, intactes, parcourables, à quelques centaines de mètres des maisons, et où les touristes – concentrés à Verdun, à 30 minutes de route – ne viennent pas. Il n'est pas un arpent de terre qui ne soit pas un cimetière.



Mes beaux-parents d'alors possédaient un grand jardin et des vergers en contrebas des Éparges, ce sommet entièrement remodelé par les bombes. On y comptait des milliers de morts au mètre carré. Mon beau-père ne pouvait pas retourner la moindre motte de terre sans sortir des éclats d'obus, des os, des restes en tous genres (j'en ai conservé un certain nombre, chez moi, quelques années, avant de tout jeter pour purifier l'atmosphère mentale dans laquelle je vivais). Un peu plus loin, dans certaines forêts, la terre était encore empoisonnée. On ne pourrait rien en faire pour encore des décennies, peut-être des siècles.

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Il y avait (et il y a toujours) un élevage de poulets, à côté de St Mihiel. Juste après la ville, à l'écart et en hauteur, à l'orée de la forêt. Comment dit-on, encore ? Né, élevé et abattu en France. Cette biographie minimale aurait largement convenu pour les centaines de milliers de soldats venus se faire tuer dans les environs, avançant bien sagement, en rang, vers le massacre industrialisé. Comme on fait la queue pour prendre le métro.

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En réfléchissant ces derniers temps à la question, je me suis rendu compte qu'être français, ça avait toujours été, pour moi, être pris dans un flux et une appartenance collective, sans que je ne me pose vraiment la question du contenu : être français c'était, dans mon imaginaire d'enfant et d'adolescent, aller à l'école, prendre le métro, s'arrêter dans un relai routier quand je partais en vacances avec mes parents, au milieu d'autres français, issus des quatre coins du pays, dont je ne me faisais qu'une idée vague.

C'était une série d'expériences collectives, parfaitement encadrées, où je n'avais aucun besoin d'être un individu ni aucune question à me poser. C'était une vision abstraite et surtout marquée par les infrastructures. Mais en tant que français de la marge, issu d'une région qui a toujours oscillé entre deux pays, deux langues, deux destins, c'était tout ce qui était à ma portée.

Il me reste quelque chose de cette conception dans mon amour des zones commerciales et de tous les lieux artificiels où la codification totale des comportements, où l'embrigadement maximal dispense de toute vie individuelle, de tout risque de séparation avec les autres – puisqu'ils interdisent tout réel rapprochement aussi.

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C'est chez cette fille que j'ai commencé à travailler sur Inform 7, avec l'aide d'Éric qui a tapé la première mouture du code d'Azthath, pour me montrer comment ça marchait, alors que j'étais initialement parti pour écrire un LDVELH (dont il reste une ébauche en ligne avec des paragraphes qu'il faudra bien que je recycle un jour).





Azthath, comme le jeu vidéo ou Second Life, a été dès le début une façon de fuir, dans l'imaginaire, la pesanteur et la déprime de cet environnement franco-français et criblé d'histoire, comme on est criblé de balles.

Un fantasme de monde hors du temps et melting-pot de multiples styles et influences culturelles, sorte de double de Nancy, mêlé à Paris, Cuba, Prague, que sais-je encore...

Mais le thème de la guerre, de la destruction, du massacre, de la société toute entière enrégimentée, brutalisée et déformée – culturellement, moralement, politiquement – pour des décennies par l'expérience de la guerre, s'est vite invité, infiltré dans Azthath, jusqu'à devenir obsessionnel et éclipsant tout le reste.

"C'est français, Madame, c'est l'I.F française"

Je caresse depuis deux ou trois ans le fantasme d'écrire une I.F dont les décors, le contexte social, etc, s'inspireraient en partie de Saint-Mihiel (et de quelques autres bleds tout aussi décrépis, dans la région, comme Blâmont ou Fénétrange).

Ce qui me séduit le plus dans l'idée est le contexte 100% français, absolument rien d'autre que français, dans lequel baignerait l'histoire. Non pas par patriotisme mal placé, mais parce que la fiction française s'inspire rarement, au fond, de la réalité, passée ou présente, de la France – si l'on excepte le thème parisien, et encore, lui-même relève moins de la réalité que d'une série de clichés marketing destinés à attirer des touristes bientôt victimes du syndrome qui frappe tant de japonais.

La fiction française, donc, s'inspire beaucoup trop du modèle international, anglo-saxon, et j'y ai moi-même sacrifié en travaillant sur des lieux de ma région, du type scieries, lacs, forêts brumeuses, bars au bord de la route... à réutiliser dans des histoires, et en me disant "Génial, on se croirait dans Twin Peaks". Comme s'il fallait passer la réalité française par un filtre américain pour que cela prenne de la valeur.

C'est devenu un sujet de réflexion pour moi depuis une discussion avec Monsieur Bouc, quand est sorti le jeu de Hugo Labrande, Le Kebab hanté. Il me soutenait que c'était admirable parce qu'on ne verrait jamais ça dans un jeu anglo-saxon ; le kebab est une réalité franco-française, presque exclusivement. C'est naturellement très discutable (on mange autant de kebabs en Allemagne et probablement partout en Europe, qu'en France) mais cette idée de réalités culturelles et quotidiennes, réellement spécifiques, inimitables, et ignorées jusqu'ici par la fiction, interactive ou pas, m'a marqué.

Figre Tibre en parle dans une vidéo récente où il évoque son jeu Antioch, dont les personnages sont des policiers "bien français", qui discutent, bouffent et prennent leur temps, et ne sont ni des Experts à Miami, ni des Sherlock Holmes.

Conclusion(s)

Je me souviens que ma compagne alors faisait des rêves récurrents d'inondations, de montée des eaux. C'est devenu pour moi le symbole d'une catastrophe aussi bien psychique que concrète, collective, et je l'ai gardé dans un coin de ma tête, pour une fiction, interactive ou non, "un jour". Cette image m'obsédait moi aussi. Et d'autant plus qu'elle entrait en résonance avec la pochette d'un disque que j'écoutais particulièrement à l'époque, et dont le seul titre, Caught in Flux, "pris dans le flux", me bouleversait, de la même manière difficile à expliquer que la chanson (et le clip) des Talking Heads, Road to Nowhere. Être pris dans le flux des journées, dans le flux de sa conscience, dans le flux des événements historiques, de la vie tout simplement, sans pouvoir jamais en sortir, ni même ralentir. Et cette inondation qui détruit tout en même temps qu'elle est un soulagement, quand la pression est devenue insupportable.


Ce 33 tours, c'est une certaine Laura qui me l'avait offert, à Nancy, en 2002.

Elle continue sa petite vie avec moi, sous le nom de Paloma, dans L'Observatoire. Mais fondamentalement, même si nous nous parlons toujours, nous n'avons plus grand-chose à nous dire, et il serait raisonnable, un jour, de couper le cordon pour de bon. Comme il serait bon de couper le cordon avec Laurence, dont le bébé dans le canapé, même s'il ne parlait pas encore, ne me disait rien d'autre que "Tu n'as plus rien à faire ici".

*

Pour la première fois, lors de ma dernière balade à Nancy il y a quelques semaines, je suis repassé devant un portail, dans une ruelle de la vieille ville, qui mène à une cour d'immeuble, au bout d'un couloir, et qui m'avait toujours fasciné – comme tous les passages "secrets" et tout ce qui laisse deviner des rues, des quartiers, des mondes cachés, privés, forcément mystérieux, des villes dans la ville, comme celles que je voyais dans les rêves de jeunesse que j'ai racontés plus haut, et qui se retrouvent dans Azthath.

Eh bien là, pour la première fois, c'était ouvert et j'ai pu entrer, et bien évidemment il n'y avait rien à y voir, à part une cour. J'y repense maintenant avec un bizarre soulagement, et un peu d'amusement triste, parce que c'est point final tout-à-fait acceptable pour une histoire – une histoire de vingt ans. C'est comme si dans un mouvement de miséricorde Nancy me disait "Tu vois ? Une cour est une cour. Les immeubles sont des immeubles".

Comme si la ville me disait "Tu vois, je n'ai aucun mystère à te cacher. Lâche l'affaire. Tu n'as plus rien à faire ici".

*

C'est bien que je compte faire. Terminer ce récit fragmentaire (sous Twine) qu'après avoir intitulé Retour à Nancy, j'ai décidé plutôt d'appeler Adieu à Nancy, qui accompagnera son double fictif L'Observatoire, et qui sera, qui espère être, un point final à d'innombrables choses.

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