mercredi 25 août 2010

Rêves d'intrusion (Second Life)

Second Life.



Je me revois marcher seul – ou plus exactement : seule – la nuit, dans les Freundschaft Resorts.

Des rues proprettes, vertes et sécurisées, qui jouxtaient le zoo de Sarrebrück. Ou du moins sa version numérique.

Je réglais les paramètres d’environnement sur "Minuit" – tons bleutés, froids, faible lumière de la lune. N’importe quel autre joueur présent aurait, au même moment, à côté de moi, pu voir le monde sous la lumière rasante du crépuscule, ou dans la pleine carte de l’après-midi ; moi j’avais besoin de l’obscurité, du secret et de la protection de l’obscurité.

J’entrais dans les maisons.

Il était rare que je croise quelqu’un et me fasse mettre dehors. Encore plus rare qu’une parcelle m’éjecte automatiquement après un message d’alerte et dix secondes pour quitter les lieux (une petite fenêtre s’ouvre en bas de l’écran, à droite, vous informe que vous n’avez pas accès à ces lieux, et c’est comme si l’univers entier soudain révélait une nature paranoïaque oubliée).

Je volais au-dessus des maisons vides, la nuit, comme dans un rêve. Je prenais des photos des chambres à coucher, des salons, des bureaux. C’étaient des maisons toutes en bois et en verre, géométriques, ouvertes – contemporaines. Des gens, quelque part, des êtres humains réels possédaient ces maisons virtuelles, ils payaient pour pouvoir y mener une partie de leur vie ; ils les décoraient et s’y connectaient lors de leur temps libre, pour y vivre des choses qui m’échappaient. Tout cela n’avait rien d’un jeu. Ni pour eux ni pour moi. Second Life me permettait de réaliser les fantasmes d’intrusion et de voyeurisme qui me travaillaient depuis toujours. Je restais sans bouger, longtemps, dans les maisons vides. Je savourais ma transgression. Une paix étrange montait.

Mes souvenirs dans Second Life – celui-là ou d’autres – sont des souvenirs réels. J’entends par là qu’il me revient souvent des images, des sensations, des émotions, perçues et ressenties entièrement dans Second Life. Sans que j’aie toujours conscience, probablement, de leur provenance, comme il arrive qu’on prenne pour réels certains vieux rêves. Ces souvenirs sont réels, et une nostalgie s’y rattache. Ils sont, eux aussi, mon histoire.

Et ces endroits que j’ai vus me reviennent à leur tour en rêve. Ils se mélangent à d’autres lieux, réels, ou entièrement fictifs, qui tous ensemble constituent mon espace intérieur, l’espace où prend place mon imaginaire – souvenirs recomposés, rêveries d’autres vies, fantasmes en tous genres, histoires à écrire. Ces lieux existaient en moi avant que je ne découvre Second Life. Ils existaient dans le monde réel, pour commencer ; et plus ou moins consciemment dans mon esprit ; indépendamment, comme lieux et comme entités distinctes, ou encore comme simples potentialités. Second Life a actualisé ces potentialités et leur a donné une existence propre, et autonome.

Il y a un rêve que j’ai fait une nuit – je suis dans un espace dégagé, et mon champ de vision, panoramique. Éléments de décor : un chemin de campagne, des champs, un tas d’arbres morts et de branchages. Je suis avec ma compagne et nous marchons. Au milieu de rien, à notre droite, la maison abandonnée, en briques rouges, sinistre, où j’entrais parfois, dans mon adolescence. Dans nombre d’autres rêves, dans un nombre effrayant d’autres rêves, en fait, j’y entrais à nouveau, et la maison, vivante, consciente et mal intentionnée, me "digérait" en elle, l’espace se déformant et se contractant, comme pour, oui, me digérer. Dans ce rêve-ci, comme dans les autres, j’ai conscience du mal dégagé par cette maison. Elle ne m’est jamais apparue en rêve autrement que comme cela. Nous bifurquons vers elle, en gardant une certaine distance, pour ne pas entrer dans sa zone d’influence. Quittant le chemin, nous finissons par escalader une pente abrupte, au sol vert et moussu, pour déboucher dans un paysage de structures de verre et de métal, semblables aux Freundschaft Resorts. Je me dis "c’est donc à ça que ça ressemble en vrai".

Des maisons vides, virtuelles, immatérielles, où je réalise mes fantasmes. Une maison réelle, qui revient me terrifier en rêve. Les deux qui se mélangent dans de nouveaux rêves. Et qui deviennent les lieux de ce récit que j’écris. Et d’autres récits qui mûrissent en moi – mémoires, fictions, scénarios de jeu, séries de photos à réaliser.

Il y a un mystère de l’espace – que l’on habite et qui nous habite. Et un mystère de la hantise ; car qui est hanté ? La maison, ou celui que la maison hante en retour ?

(publié initialement sur le webzine Schizodoxe)

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