Mon but n'est pas de théoriser sur le jeu vidéo en général, ni sur la poétique. Ni d'inventorier je ne sais quelles règles universelles qui régissent l'imaginaire.
Je ne cherche qu'à étudier, à travers quelques jeux qui m'ont marqué personnellement, et à un jeune âge où l'imaginaire personnel est en construction pour le reste de la vie, quels effets les choix esthétiques, thématiques, poétiques, techniques... de ces jeux ont eu eu sur moi.
Découvrir pourquoi ils me fascinaient à l'époque et pourquoi, trente ans après, ils continuent à m'habiter et à peser sur le regard que je porte autant sur d'autres œuvres, que sur le monde lui-même et l'existence.
Parmi eux, en très bonne place, La Secte Noire – développé et édité par Lankhor en 1990 sur Amstrad CPC.
Penchons-nous sur quelques-uns de ses lieux :
Le Bourg d'Issegeac
>regarde chat
Mauvais présage
>prends chat
Pas touche !
>regarde fontaine
De l'eau fraîche y coule
>regarde eau
Elle est limpide
>fouille eau
Quel fouineur !
>bois eau
Te voilà désaltéré
>ouvre porte
Très drôle !
>regarde sol
Rien n'y traîne
Je me souviens d'un poème, de Maurice Carême ou Prévert ou je ne sais plus qui, découvert adolescent, probablement dans un manuel scolaire, qui m'avait marqué.
Il est midi
A Loctudy.
C'est dimanche, les cloches sonnent.
Dans le port, il n'y a personne.
Tout-à-fait le genre de poème hyper naïf et gentillet qu'on dirait taillé, justement, pour finir dans un manuel de français – tout comme les grandes phrases des grands hommes, au hasard, Victor Hugo ou Paul Nizan, m'ont toujours donné l'impression de n'avoir eu d'autre but que de finir recopiés fiévreusement sur la page de garde de l'agenda de chaque lycéenne sentimentale, et probablement sur son mur Facebook aujourd'hui.
Bref. Issegeac. Notons que dans la prétendue "vraie vie" le bourg s'appelle Issigeac. Est-ce ici une faute de frappe ou quelque chose d'intentionnel ? Peu importe à vrai dire.
Aucune interaction avec le chat, à proprement parler, et avec les autres éléments de décor. Cela renforce l'impression de solitude qui ouvre le jeu, et durera toute la première partie. Il n'y a pas de passants, de villageois, aucun PNJ. Le chat est "muet", limité à son rôle de mauvais présage – et assez mignon, en même temps.
Issegeac est censé, selon la notice du jeu, se trouver dans le Périgord Noir. La vraie commune d'Issigeac, elle, est située dans le Périgord Pourpre. Le Pourpre, le noir : on est dans le domaine du deuil, de l'occulte, des ténèbres.
Mes parents nous avaient emmenés en vacances dans le Périgord en 1998. Je ne m'attendais à rien de particulier mais dans un recoin de mon esprit " Périgord Noir" évoquait quelque chose de très rural, très reculé, désert, mystérieux, et évidemment les coins touristiques que nous avions visité n'étaient rien de tout cela. Mais il est vrai aussi qu'on ne laisse jamais les touristes approcher du real stuff.
Le jeu commence à 18h, d'où peut-être la lumière jaunâtre qui enveloppe tout. Quelque part entre le réconfortant (c'est l'heure de l'apéro) et la menace qui approche. En même temps il pourrait être midi (à Loctudy), on est dans une sorte de non-temps, d'endormissement et même de non-vie, de stase que seul un chat noir vient, à peine, troubler.
*
Les Ruines du Pendu
>regarde pont
En ruines
>ouvre porte
Ça résiste
>casse porte
Acte de vandalisme qui peut coûter cher !
>regarde porte
Elle est blindée
On ne peut pas vraiment ici parler de "toponymie". Il faudrait trouver un nouveau terme pour les noms des écrans, dans les jeux d'aventures à illustrations statiques. Les noms des "rooms" relève autant de la toponymie que de l'indice au joueur, ou de la blague, ou de la poésie pure.
La toponymie – je vais utiliser ce terme quand même – participe autant que les illustrations ou les sons à l'ambiance dégagée par le jeu, aux constructions imaginaires que le joueur échafaude, consciemment ou pas, en jouant.
Pourquoi les Ruines "du Pendu" ? On s'en moque, bien entendu, mais l'effet, lui est bien là. La toponymie donne des micro-informations sur le monde du jeu, sans les développer. Pour étendre artificiellement (mais avec quelle efficacité) le mystère. Donner des os à ronger. Laisser le joueur créer du sens, sans s'en rendre compte.
Une porte qui n'a aucun rôle dans l'histoire, que l'on ne peut pas ouvrir.
Un pont en ruines, impassable.
C'est mieux, comme ça, que si on avait pu ouvrir la porte, franchir le pont.
*
Le Pont du Silence>regarde eau
Elle est boueuse
>fouille eau
Quelle idée
>regarde pont
C'est du solide
>regarde arbre
Il est très ordinaire
>monte arbre
Moi j'aime pas grimper
>regarde sol
Vous êtes admiratif ?
L'eau est boueuse ; le Mal est présent au village et aux alentours. Il souille tout.
Le silence... Souvenirs de mes balades solitaires. Le monde est silencieux ou à peu près silencieux. C'est le bavardage humain et les bruits humains qui le font oublier, au quotidien.
On pourrait d'ailleurs considérer les bruits naturels – eau qui coule, vent dans les arbres, pluie et tonnerre, chant des criquets, etc – comme faisant partie du silence, dont le contraire serait la voix humaine. Même celle d'un seul humain qui se parle à lui-même, mentalement.
Ce silence de la nature est angoissant, peut être angoissant, en tous cas, non pas parce qu'il serait le signe de notre solitude, et donc de notre plus grande vulnérabilité à un quelconque danger, mais surtout parce qu'il est le signe du silence, du vide, qui règne en nous-même ; sous le bavardage incessant que, même seul, nous entretenons.
*
L'Antre du Malin
>prends pelle
T'as envie de bosser ?
>regarde crâne
Examen peu révélateur
>regarde tombe
Elle a été profanée
>fouille tombe
Il ne reste qu'un crâne
>prends crâne
Surtout, n'y touche pas
>regarde pelle
Abandonnée par le fossoyeur
Le mauve est dans l'Église catholique au moins la couleur du temps d'épreuve, d'attente, mais aussi du deuil – c'est ainsi que le prêtre porte une chasuble mauve pour les enterrements. Très bon choix de couleur pour cette room, donc.
Quelques détails intéressants :
La pelle est d'une couleur différente, remarquable, disons, et cela laisse – volontairement ou non – le joueur penser qu'il y a quelque chose à faire avec cette objet.
De la même manière, une seule tombe porte une croix de la même couleur. Là aussi : volonté de faire croire au joueur qu'il y a des actions à tenter sur cet objet ?
Pourquoi ne doit-on pas toucher au crâne ? Vous l'avez compris, personne ne le sait, pas même les concepteurs du jeu, et c'est parfait comme ça. Cette façon, aussi, de s'adresser au joueur, sur un mode autre que purement informatif, a un impact sur la manière dont le jeu est vécu. Après le chat noir, c'est le "narrateur" du jeu lui-même, narrateur à l'identité inconnue et inconnaissable, qui s'adresse au joueur comme s'il était une sorte d'oracle ou d'accompagnateur.
*
L'Impasse du Nord
>regarde eau
C'est de l'eau, quoi !
>regarde arbre
Bizarre ???
>regarde sol
Aucune indication
>fouille eau
C'est pas utile
>monte arbre
Attention, ça glisse
>descends eau
Trop risqué
Ciel uniforme, chargé, menaçant. Romantisme de l'automne, souvenirs de balades d'enfance et d'adolescence dans ce genre de temps, ce genre de luminosité. L'arbre est très éclairé par rapport au reste, comme parfois justement, un soleil puissant accompagne des ciels très lourds.
Ici aussi la poésie des noms. Impasse du Nord, Chapelle du Nord.
Ça vaut bien Quai des Brumes ou que sais-je.
Les ciels dans La Secte Noire me travaillent, décidément. Qu'y-a-t-il derrière ces rochers ? Qu'éclaire ce ciel blafard ?
Il m'est arrivé un certain nombre de fois, enfant et adulte, de rêver de ce jeu ou d'autres ; de rêver que je découvrais, de manière accidentelle, inattendue, inespérée, des lieux encore jamais visités, banals ou magnifiques, mais qui enfin me livraient quelques secrets supplémentaires. Et quand bien même ils ne livraient aucun secret, découvrir une nouvelle room était une expérience d'une intensité presque mystique.
*
Les Terres brûlées
Décor et couleurs qui jurent avec l'écran précédent.
Comme dans un rêve, on change du tout au tout, en deux pas.
À la différence que dans un jeu d'aventure, on peut retourner en arrière, puis revenir, etc.
*
Une branche d'arbre qui ouvre un tunnel dans la roche, débouchant lui-même dans une sorte de cour de château, d'où l'on accède à un carrefour dans la "montagne". La succession des lieux n'est presque pas représentable dans la réalité. L'impression d'onirisme se renforce. Dans un jeu comme Orphée : Voyage aux enfers c'est la règle du début à la fin ; on passe d'une jungle à un quartier de HLM d'un écran à l'autre. La Secte Noire est plus réaliste... mais seulement en apparence.
*
Le Puits du Diable
Végétation luxuriante, couleurs chaudes, un portail, de la pierre ; je me souviens qu'enfant cette room-là m'évoquait des choses agréables. La chaleur de l'été, l'odeur lourde de la végétation, les vieilles propriétés qui servent de maison de vacances, les dîners dehors. Pour un peu, en regardant cette illustration, j'entendrais des grillons chanter.
Rien dans le jeu, bien entendu, ne laisse entendre quoi que ce soit d'aussi sympathique, d'aussi convivial. Mais nous plaquons toujours nos propres souvenirs et représentations sur ce que les jeux vidéos nous donnent à voir. Pour une raison incompréhensible, les ciels gris et les arbres morts de Morrowind me rappellent mes balades d'enfance dans la vallée de la Blies. Iron Lord m'évoque les Vosges, les ruines de châteaux qu'on y trouve, les forêts de sapin à perte de vue. Et ainsi de suite. De la même manière que chaque lecteur participe au roman qu'il lit en donnant un visage, souvent tiré de sa vie personnelle, aux personnages, aux lieux.
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