Anne et Lore sont deux jeunes filles qui passent leurs années de lycée dans un pensionnat catholique qu'elles ne quittent que le week-end pour assister à des messes et à des réunions familiales assommantes. La nuit, elles se rejoignent sous la couette pour échanger des caresses et des plaisanteries aux dépens des bonnes soeurs, rèches et sévères mais luxurieuses en cachette, ce qui n'échappe pas aux deux amies et achève de fonder leur mépris pour le monde des adultes, de la morale chrétienne et de l'ordre bourgeois.
Pour tromper l'ennui et par idiotie, elles se lancent dans des farces de plus en plus cruelles ; après avoir chauffé les sangs d'un paysan célibataire et simplet, elles en viennent à incendier sa ferme, pour le punir d'avoir tenté de peloter Lore de force. S'en suivront des meurtres d'animaux, des vols, la torture d'un chat, et une messe noire en guise d'allégeance au Diable ; jusqu'au meurtre, accidentel mais dû encore une fois à une tentative immaîtrisée de séduction sur un homme mûr. Peu à peu acculées par l'enquête de police qui s'en suit, refusant d'être séparées par la prison ou la maison de correction, Anne et Lore se suicident en s'immolant par le feu après avoir déclamé Le Voyage, de Baudelaire, au cours d'un spectacle de fin d'année, devant leurs parents qui applaudissent avant de réaliser qu'il ne s'agit pas d'un trucage.
J'ai découvert l'existence de Jeanne Goupil avec une série de téléfilms fantastico-policiers sur les Cathares, Disparitions, où elle jouait une cinglée sectaire. Elle avait un charme étrange mais indéniable, avec son corps de femme mûre, bien en chair, dans le sens le plus attirant du terme, contredit par ce visage où se laissait encore deviner la jeune voire la petite fille.
C'était en 2008. J'étais encore volontiers anticlérical, volontiers blasphémateur – je ne me considérais pas (bien que l'étant entièrement sans le savoir) comme un ennemi de Dieu, car je n'excluais en rien son existence et ne lui étais pas hostile, sans pour autant chercher à me rapprocher de lui ou à le connaître précisément, mais l'Église en tous cas me paraissait encore être un ramassis de vieux pères la morale sans légitimité et aux préconisations absurdes, castratrices, conçues pour exercer un contrôle sur l'Homme et en rien pour le sauver.
Ma position a quelque peu évolué depuis et je n'aurais sans doute pas regardé Mais ne nous délivrez pas du Mal à l'époque comme je le regarde aujourd'hui.
L'aspect joyeusement subversif du film, typique des années 70, son rejet de la morale bourgeoise, de la religion, de l'hypocrisie puritaine, cache mal la tristesse profonde qui émane du parcours d'Anne et de Lore – cette tristesse inexplicable qui suit le péché, là où l'on pensait trouver le plaisir, le bonheur, la libération ; le vertige de sa propre descente somnambulique dans les affres de la bêtise et de la cruauté, jusqu'à la perdition. La scène où Anne fond en larmes après avoir commis le mal semble n'être qu'une péripérie, un mouvement d'humeur passager, alors qu'elle est centrale ; le jeu n'est plus drôle comme au début, le serment fait au Diable a été entendu et pris au sérieux, et le mal devient un fardeau, un esclavage dont on est incapable de se libérer.
De ce point de vue, qu'elles qu'aient été les intentions de son auteur, Mais ne vous délivrez pas du Mal est tout sauf un film libertaire – contrairement par exemple à un sympathique nanard comme Calmos, qui date de la même décennie. Les imbéciles insauvables de Libération, qui qualifient le film de "charge cinglante et baroque contre la France bourgeoise des années 70" ont-il simplement remarqué que les deux héroïnes meurent à la fin du film ? Que leur trajectoire ne les aura menées nulle part si ce n'est au meurtre et au suicide ? Et vraisemblablement jusqu'en Enfer, comme le suggèrent les toutes dernières images, où prisonnières de l'incendie qu'elles ont elles-même provoqué, Anne et Lore se blotissent l'une contre l'autre, seules au monde, encerclées par les flammes, brûlant vives devant leurs parents consternés.
Si Mais ne vous délivrez pas du Mal est une charge contre la bourgeoisie, alors il montre en réalité, que Séria en ait conscience ou non encore une fois, non pas la morale traditionnelle elle-même, non pas le Bien tel que conçu par le Christianisme, en lui-même, mais l'incapacité des parents, du clergé, de l'école, à transmettre le goût de ce Bien. Car c'est l'hypocrisie et la médiocrité de l'Église comme du monde qui font paraître le Bien fade et le Mal excitant.
Le respect des convenances et le train-train quotidien qui étouffent la joie de vivre, la curiosité, l'intelligence et les témoignages d'affection. Le confort matériel, la bourgeoisie satisfaite qui élève autour d'elle un mur contre le désordre du Mal, mais aussi contre le désordre du Bien. Tout cela est l'un des versants de la montagne que les jeunes gens en recherche d'absolu et de radicalité dévalent vers l'Enfer.
L'autre versant, paradoxal en apparence, c'est l'enthousiasme imbécile avec lequel les mêmes parents applaudissent les deux filles lors de leur spectacle macabre sur scène. Mes parents aussi riaient de bon coeur en voyant mes croix inversées, en entendant les disques que je passais ; les adultes ne croient plus au Mal, et partant de là, ne croient plus au Bien non plus. Ils croient aux convenances et aux plans de carrière, au tri des déchets et à la crise d'adolescence qui ne veut rien dire et qui finira bien par passer. Tout cela sans se douter, sans se rappeler peut-être que les adolescents, dans leurs penchants même risibles pour le macabre et la mort, sont parfois mortellement sérieux.
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