Vouloir guérir

Constatation : je suis épuisé. Physiquement, nerveusement, moralement. Spirituellement. Je me lève épuisé au matin et je me traîne jusqu'au soir, essoufflé pour un rien, les membres douloureux, agressé par chaque bruit, chaque mouvement, exaspéré dès que l'on me demande quelque chose, ou à la moindre contrariété, ou dès que la vie quotidienne, d'une manière ou d'une autre, s'avère plus compliquée et pénible que simplement 1) faire acte de présence au travail dans un brouillard mental 2) rentrer chez moi pour traîner quelques heures dans un désordre et une crasse grandissants que je m'avère incapable de combattre, sans rien faire non plus de déterminant de mon temps libre, puis dormir. Et me lever à nouveau, vidé encore un peu plus de toute énergie et de tout enthousiasme.

Je n'arrive pas à me reposer ; manifestement dormir ne suffit pas. Je sais qu'il me faudrait, pendant un certain temps, me coucher beaucoup plus tôt, manger mieux et moins, réduire si ce n'est supprimer les jeux vidéos, la télé en fond sonore, la musique, mes 150 activités créatives diverses, tous ces stimuli violents qui peuvent tenir quelqu'un occupé vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Ce serait un bon début ; mais je ne crois pas que cela serait suffisant. Je rêve d'un genre de repos qui n'existe sans doute pas sur terre, un repos non pas ponctuel, mais à l'échelle de ce qui me reste d'existence toute entière. Une paix profonde qu'il me faut en premier lieu trouver en moi, mais qui malheureusement aurait aussi à exister autour de moi, chez les autres, dans les idées qui circulent, dans les modes de vies, dans l'organisation sociale, partout. Je n'aime pas cette époque, je n'aime pas ce monde, je n'aime pas ceux qui le peuplent. Là aussi : constat. Qu'en faire ?

J'ai revu récemment A Cure for Life, de Gore Verbinski, que j'avais trouvé immensément mauvais mais qui pour des raisons vagues m'avait intérieurement poursuivi pendant des mois, avec sa lenteur de cauchemar flasque aux mille séquences décousues et ses décors fascinants de château suisse, au sommet d'un village bien arriéré, et de sanatorium comme on en voit plus guère que sur les sites d'urbex. Un kitsch vieille-Europe comparable à celui de Grand Budapest Hotel, la légèreté et l'humour en moins. Avec le regret que le film soit un ratage, alors qu'il semblait si prometteur et qu'avec de tels décors justement il y avait de quoi pondre un chef-d'œuvre. Bref, j'ai revu A Cure for Life, et au final je pense toujours autant de mal du scénario, qui de prémices cronenbergiennes intrigantes et prometteuses (le monde des cadres supérieurs et son fonctionnement mystérieux, lourd de menaces et d'irrationalité ; la notion de maladie et d'impureté à guérir ; le monde médical en général) dégénère en film d'horreur facile à base de jumpscares et de séquences semi-oniriques aussi malsaines qu'injustifiées... puis, tout à la fin, en une espèce de conte de fée sombre, 100% surnaturel et aussi lourd, aussi kitsch qu'une bonne grosse part de Schwartzwälder – mais les qualités esthétiques du film et la fascination exercée par son imagerie thermale et médicale subsistent.

Je me suis fait la réflexion récemment que je n'avais pas vu Fight Club depuis longtemps ; c'est un film qui a lui aussi ses facilités et ses défauts (et son effarante hypocrisie, puisque c'est le minet richissime absolu qu'est Brad Pitt qui joue le chef d'une révolte anticonsumériste et anti-minets), mais qui m'avait à l'époque laissé d'abord sonné puis surexcité, à noircir des pages sur tout ce que je pourrais entreprendre pour guérir ma vie de la déprime, de l'ennui, de l'impuissance, de l'insignifiance.

Les deux films, bien que traitant la chose sous des angles très différents, partent de prémisses identiques : la vie moderne est malsaine, la vie moderne est mauvaise ; mauvaise moralement, mauvaise spirituellement, mauvaise physiquement, mauvaise sous tous ses aspects.

Fight Club voit ses personnages principaux se soigner en se battant au fond d'une cave pour retrouver le sens de la douleur, de la victoire, et sortir de leur vie de sous-fifres robotisés ; ceux de A Cure for Life cèdent, eux, à ce fantasme, que connaît tout un chacun, de tout quitter pour le silence, le sommeil, la réflexion, le ressourcement – qui plus est, ici, dans le décor immémorial de la vieille Europe rurale et montagnarde, hyper-primitive en apparence et hyper-civilisée en réalité ; à l'inverse exacte des États-Unis, passés directement de la barbarie à la décadence sans avoir jamais connu la civilisation (comme l'écrivait je ne sais qui) d'où vient le héros et d'où s'est enfui le PDG qu'il est venu récupérer.

« On ne croit pas au mal jusqu'à ce que le corps crie qu'il ne va pas bien » dit ce personnage, Pembroke, au jeune Lockhart, et cela me rappelle le genre de phrases que prononçait Laurence, qui avait une santé si fragile et qui avait évidemment raison, et alors que je me croyais fort, et encore jeune alors ; au fil des années avec elle j'avais bien dû admettre que tout devenait plus difficile et plus douloureux, plus effrayant, plus confus, sans même que je ne sache exactement pourquoi, au cours d'innombrables nuits de malaise et d'angoisse ; que mon corps comme mon esprit n'allaient pas bien, se révoltaient contre quelque chose et qu'il m'allait falloir comprendre quoi, et comment y remédier.

Laurence que j'avais accompagnée en cure thermale, à Plombières et à Vichy, où elle se rendait pour essayer d'atténuer ne serait-ce qu'un peu les terribles problèmes digestifs qui l'empêchaient de mener une vie professionnelle normale, et une vie tout court.

Je ne sais pas si c'est un hasard ou si cela obéit à une obscure nécessité, mais ces deux villes semblaient figées dans le temps, Vichy avec son charme vieille France propre à la régression infantile – je n'aurais pas été surpris d'y croiser mes grands-mères ressuscitées, jeunes à nouveau – et Plombières de par son aspect grisâtre, délabré, inhabité, comme une ville fantôme vivotant sur ses souvenirs, sur la gloire passée du premier et du troisième Empire, et plus modestement des Trente Glorieuses avec ses façades commerciales semblant surgir des années 60.

Ces quelques bâtiments, encore magnifiés par la neige, lui donnaient l'air d'être un élément de décor de Syberia, dans une rue de Valadilène ou de Barrockstadt... Syberia, jeu vidéo reposant par excellence, puisque rien ne s'y passe à proprement parler, l'Histoire semblant s'être arrêtée depuis des décennies ou depuis toute l'éternité – l'hôtel à peu près vide et les commerces fermés aux abords, l'université de Barrockstadt où aucun étudiant n'est visible, et que dire de Komkolzgrad, l'usine à l'abandon... tout un monde imaginaire peu à peu gagné par le silence, l'immobilité, l'entropie, sans que cela ait rien d'angoissant, bien au contraire ; c'est terriblement reposant, comme un agréable laisser-aller après une frénésie d'activité.

Je réalise au passage, en écrivant ces lignes, que le jeu se termine précisément dans une station de cure thermale...

J'avais acheté Syberia dans une brocante, à Saint-Mihiel, avec Laurence. Avant ou après notre premier séjour à Plombières, je ne sais plus, et peu importe. C'est juste encore un exemple de ces situations où la vie réelle et la fiction, l'imaginaire, se rencontrent, se mélangent, s'enrichissent l'un l'autre. À l'époque cette rencontre, cet enrichissement mutuel, tenaient du hasard ; aujourd'hui je travaille à les provoquer. J'en parlerai plus tard.

On se sentait à Plombières, en tous cas, bien à l'abri de l'époque, de sa laideur et de sa vulgarité, de son agitation vaine, des innombrables agressions sonores, visuelles et nerveuses, de l'ambiance de fin de civilisation qui caractérisent la vie qu'on mène aujourd'hui ; et au lieu d'être un simple accompagnant j'aurais volontiers moi aussi passé des semaines entières dans le silence et l'immobilité, à mariner dans des bains, des hammams et des saunas, à sentir, dans les douches, le jet d'eau dur comme la pierre s'abattre sur mon corps. Surtout à Plombières où les installations étaient souterraines et les couloirs dignes d'une caverne obscure ou de catacombes romaines.

*

Réflexion au passage : des catacombes humides et chaudes à l'utérus, symboliquement, il n'y a qu'un pas, et mon obsession pour les bains, car il y a encore peu j'en prenais quotidiennement, dans le noir, parfois aussi lors de nuits d'insomnie et d'angoisse, cette obsession a bien fini par m'apparaître pour ce qu'ils sont : une nostalgie de la grande paix première.

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C'était hier la fête de Sainte Bernadette, et jeudi dernier celle de Notre-Dame de Lourdes.

« Accompagnée de sa sœur et d’une amie, Bernadette se rend à Massabielle, le long du Gave, pour ramasser des os et du bois mort. Enlevant ses bas pour traverser le ruisseau et aller dans la Grotte, elle entend un bruit qui ressemblait à un coup de vent, elle lève la tête vers la Grotte : "J’aperçus une dame vêtue de blanc : elle portait une robe blanche, un voile blanc également, une ceinture bleue et une rose jaune sur chaque pied." Bernadette fait le signe de la croix et récite le chapelet avec la Dame. La prière terminée, la Dame disparaît brusquement. »

Le 11 février 1858 eut lieu la première des dix-huit apparitions mariales qui allaient faire de cette petite ville (à l'histoire marquée par la Vierge, depuis longtemps, depuis toujours) l'un des grands lieux de pèlerinage du Catholicisme, méprisé par tout ce que ce monde compte de Protestants, d'hérétiques, de sceptiques professionnels et de catholiques honteux, incapables de voir la beauté de ces apparitions et de l'idée même que la Vierge, l'Immaculée, apparaisse pour instituer un lieu où ceux – tous les mortels – qui loin d'être immaculés naissent et vivent tout crasseux et poisseux de péché, malades physiquement, moralement et spirituellement du péché, pourraient venir en quête de guérison.

Une guérison qui ne doit rien à l'agitation révolutionnaire, pas plus qu'à la magie blanche ou noire, ni aux médecins.

« Venez boire à la fontaine et vous y laver ».

Comme dans A Cure for Life, le monde moderne est obsédé par cette notion de guérison – le « vouloir-guérir » comme l'a formulé Muray. Il la recherche partout : dans la médecine évidemment, dans la nutrition, dans la méditation et autres techniques exotiques, dans le cocooning ou la fête perpétuelle qui suspend conflits et inégalité sociales, et même toute forme de différence. Ou, parfois aussi dans la révolution sanglante, ou dans la réaction la plus obtuse, et dans tous les cas, dans la persécution des catégories de son choix, sociales, religieuses ou raciales, suspectées d'empêcher cette belle guérison de la société ; quand ce n'est pas d'être à l'origine même de la maladie.

Le monde ne veut pas voir que la seule chose dont il est malade, c'est du péché, et qu'aucun médicament, aucune technique de bien-être, aucune révolution intime ou politique, qu'elle soit persécutrice ou réconciliatrice, n'y pourra jamais rien.

J'avais été agacé, initialement, par le changement du titre original du film, A Cure for Wellness, en A Cure for Life pour le marché français ; changement probablement dû au fait que Wellness est moins prononçable et moins immédiatement compréhensible pour le français moyen, mais qui me semblait facile, paresseux, dénué de sens. Je me trompais. A Cure for Wellness, une cure de bien-être, correspond entièrement à l'idéologie américaine, pour dire cela rapidement, quand A Cure for Life est une traduction infidèle mais théologiquement plus juste : il ne s'agit pas seulement d'aller mieux, mais bien d'arrêter de mourir et de commencer à vivre. La seule guérison importante n'est pas celle du corps ni même celle de la psyché, mais celle de l'âme ; et parfois les deux premières sont données en sus. C'est bien évidemment tout l'opposé qui se passe dans A Cure for Life avec sa magie noire planquée en embuscade derrière le « vouloir-guérir » et l'attirail médical.

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