Je l'avais raté à sa sortie et à sa projection au cinéclub du campus Lettres où j'ai passé quelques années, mais Kairo a fini par entrer dans ma vie et par devenir l'un de ces quelques films qui m'obsèdent, que je revois année après année, décennie après décennie, autant pour leurs qualités cinématographiques que pour des raisons très personnelles et intimes, qui ont moins trait au scénario ou à ce dont traite officiellement le film, qu'à des choses secondaires et des détails dans les décors, la bande-son ou la photographie, détails minuscules parfois mais qui pourtant explosent comme des bombes dans mon esprit, des bombes à retardement dans certains cas – car il m'a fallu une bonne demi-douzaine de visionnages du film dont je parle aujourd'hui, et au moins deux au cours du confinement début 2020, dans un état de solitude et de vulnérabilité psychique bien plus grande qu'à la normale, pour que certaines choses me sautent enfin aux yeux et que je comprenne pourquoi elles me hantent depuis si longtemps.
Les personnages de Kairo sont des étudiants ou de jeunes adultes, et les voir évoluer dans leur vie me rappelle ma propre jeunesse, mes propres études. La fac et toute la concentration, le travail solitaire qu'elle demande, sans compter le stress lié à la précarité et l'incertitude de l'avenir ; les nouvelles rencontres, marquantes ou non, ou qui parfois ne se révèlent marquantes que longtemps après ; le déracinement géographique, sociale, culturel, et la réinstallation dans une nouvelle ville à explorer, à apprivoiser, immense et indifférente, comme Nancy a pu l'être, pour moi. Faire partie, peu à peu, au fil du temps, d'un petit groupe. De quelque chose d'à la fois chaleureux et réconfortant, et de pas très solide.
L'appartement de Taguchi. Petit bureau, lampe métallique, bassine à linge en plastique. Frigo, poubelle, télé. Peu de décoration, rien qui soit vraiment chaleureux, rassurant. Mon propre studio était aussi minimaliste. J'avais une vie minimaliste, solitaire, monacale, marquée, du seul fait de la jeunesse, par l'inconfort, l'angoisse d'être lâché seul dans cet espace réduit, au milieu de ce peu de possessions ; moins un chez-moi qu'une cellule ou une cage en réalité, où le temps passait avec une lenteur inconcevable, où les bruits de la rue et même la musique que j'écoutais à peu près en permanence ne suffisaient pas à recouvrir cet espèce de silence complet qui semblait envelopper l'existence que je menais.
(Je rêve encore de ce studio, vingt ans après. À chaque fois c'est le même rêve. Je suis seul dans mon studio, la luminosité est froide, terne, il est impossible de savoir si c'est le jour ou la nuit. Je m'ennuie invraisemblablement et il n'y a rien à faire, personne avec qui parler, nulle part où aller. Le temps ne passe pas. C'est comme si j'avais été condamné à passer l'éternité seul dans ces 20 mètres carrés.)
Dans la scène où un collègue de Taguchi entre chez lui, après son suicide, pour y enquêter, on entend une musique étrange, faite de bruitages mélangés à une voix féminine aiguë, sinistre, légèrement dissonante. Cela m'a rappelé une autre chose récurrente dans mes rêves, dont la dernière occurrence (qui correspond également au tout dernier rêve que j'ai noté avant d'abandonner cette habitude) coïncide également avec le thème de la jeunesse perdue, dans tous les sens du terme :
"Je suis seul dans un couloir d'immeuble, ouvert d'un côté sur une vaste cour intérieure, qui donne sur d'autres couloirs, d'autres logements ouverts, des terrasses, etc. Je regarde particulièrement un minuscule appartement au dernier étage, qui n'est séparé du ciel que par une bâche en plastique. Je me demande comment la personne qui y vit fait quand il pleut, ou en hiver. Peut-être est-ce l'appartement d'une fille que j'ai connue, ou le mien quand j'étais jeune, ou les deux à la fois. Ce décor me renvoie à ma jeunesse, à la notion de solitude, d'inconfort, de pauvreté, de vulnérabilité que j'associe à la jeunesse, à la première expérience de la vie seul, que j'essaie généralement d'oublier, et j'entends mentalement une musique étrange, mélange de bruits parasitaires et d'une voix de cantatrice déformée et dissonante, que j'identifie comme une musique que j'aurais soit écoutée, soit composée, autrefois ; et cette musique m'angoisse, elle est oppressante et malsaine."
Le rideau de plastique, semi-transparent, comme une bâche, dans le studio, est une fine, fragile membrane qui sépare le rêve du réel, la vie de la mort, le passé du présent, etc. On l'écarte avec Michi, et on pénètre avec elle, imperceptiblement, dans l'autre monde, où le fantôme de Taguchi peut apparaître.
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Quand Michi et ses collègues discutent sur la terrasse au sommet du gratte-ciel où se trouve la serre, on entend un bruit blanc, constant, en fond. On ne sait pas vraiment si c'est la rumeur de la rue et des voitures, au sol, ou si c'est, envahissant discrètement le réel, ce souffle électronique, parasite, qui symbolise les fantômes dans la bande originale de Takefumi Haketa.
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La serre. Vivre dans la proximité des plantes. Ce n'est pas réellement la nature – on vit dans un monde de béton et de matériel électronique avant tout – mais, quand même, un dernier contact avec elle. Quelque chose de fragile et qu'on peut aider à vivre – contrairement aux gens qui disparaissent peu à peu, sans que l'on ne puisse rien pour eux. Et c'est une nature civilisée, l'ébauche d'un jardin, ou le souvenir d'un jardin (paradis = Pardès, jardin), contrairement aux végétations sauvages qui poussent un peu partout aux abords des immeubles ou des usines abandonnées, vie grouillante mais qui pour nous est un symbole de mort.
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Partout dans le film, des disquettes, des écrans CRT, des câblages. Tout ce matériel aujourd'hui obsolète, disparu du paysage, lié à tant de souvenirs intimes, perdus eux aussi en majeure partie. J'ai passé des centaines d'heures, à l'IUT puis à la fac, dans les salles informatiques, à découvrir le web, à taper des documents, mettre en page, retravailler des images... À remplir des disquettes de mes créations ou de mes découvertes. Certaines parfois s'avéraient défectueuses. J'aimais le ronronnement des lecteurs, comme j'aimais celui du CPC quand j'étais enfant. J'aimais aussi la musique du Modem 56k. Aujourd'hui les ordinateurs sont silencieux, abstraits, on rêve de machines éthérées, comme avec ce fantasme du "cloud".
L'Internet d'alors était encore neuf et vaguement inquiétant – inquiétant non pas comme le dispositif de surveillance qu'il est devenu, mais comme une toile, un réseau de mondes miniatures, étranges, parfois drôles, souvent sordides ou excessivement bizarres, provocants sexuellement ou intellectuellement. C'était l'ère des "pages perso", et le web était une collection de mondes intérieurs ; les sites web étaient vraiment les mondes intérieurs de leurs créateurs, sous une forme objectivée, visitable. Surfer d'un site à l'autre était comme pouvoir visiter les rêves d'inconnus, sans fin.
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L'appartement de Michi. Murs jaune pâle. Rideaux translucides, un peu vieillots. Les rideaux de ce genre me rappellent toujours mon enfance, la salle à manger de ma grand-mère maternelle. De fines membranes, eux aussi, qui séparent le monde "objectif" du dehors, du monde intime, secret, qu'est chaque logement.
Bouilloire, cafetière, télé, lit, plante verte, table basse. Confort, propreté, abondance. Mais le sentiment de solitude, de silence, de temps qui ne passe pas, est bien là, encore une fois.
La télévision comme seul lien avec la société, la vie collective. Regarder le JT pour participer à la société. Combien de fois l'ai-je fait, alors qu'objectivement les nouvelles m'indifféraient complètement. Avoir un bruit de fond ; sans quoi, qui sait ce qui pourrait se mettre à parler dans le silence.
Chez Michi comme chez Kawashima, les fenêtres donnent sur l'obscurité totale. La solitude des personnages, encore une fois, est cosmique, aussi absolue que s'ils dérivaient seuls à travers l'espace. Ou que s'ils avaient déjà disparu du monde réel, du monde des vivants, et que leur appartement était une dernière coquille, une dernière protection contre le néant, bientôt dissoute elle aussi.
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Le personnage de Kawashima, qui se connecte pour la première fois à Internet, se retrouve inexplicablement face à des images, comme prises à la webcam, de jeunes personnes de son âge, seules chez elles, la nuit (supposément) et errant comme hagardes, hébétées de solitude, de désœuvrement. En regardant la scène je ne comprends pas si ce sont des morts ou non. Quelle importance ? Ce ne sont en aucun cas des vivants.
Tout cela encore me replonge dans des souvenirs – réels ou de rêves. Tourner en cage. S'ennuyer à un degré inexprimable, comme si le monde, la vie, avaient été vidés de toute possibilité, et le temps comme arrêté dans un ni-jour ni-nuit grisâtre.
Se sentir vulnérable, menacé, pour des raisons opaques, informulables.
Vingt ans après je rêve encore de ce studio et de la solitude dont il est synonyme. Je reviens sans arrêt, la nuit, y vivre à nouveau, m'y réinstaller, et tout est encore là, les meubles, la télé, la nourriture – prêts à m'accueillir pour une éternité d'hébétude morose et d'angoisse sans objet – ou plutôt l'angoisse de quelque chose d'invisible et d'innommable – comme si tout ce qui m'était arrivé depuis mon départ n'avait été qu'une parenthèse.
Suite du récit de rêve que j'ai cité plus haut :
"Cette musique m'angoisse, elle est oppressante et malsaine, et elle me renvoie à un dernier souvenir. Le souvenir d'instants de terreur, à la fin de mon adolescence et au début de mes études, où dans un demi-sommeil je sentais une présence mauvaise autour de moi, dans ma chambre, dans mon studio, une présence maléfique que j'oubliais et voulais oublier la plupart du temps, mais dont la conscience me revenait dans l'assoupissement ou au réveil, et c'était alors tout le reste de ma vie qui n'était qu'un rêve."
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"Uranus setup".
Ouranos, le ciel. Mais dans Kairo les morts ne vont pas au Ciel et n'en reviennent pas non plus. Il n'y a pas de Ciel, il n'y a que les limbes, l'oubli, l'ennui.
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Quand Kawashima coupe la connexion et même l'ordinateur, horrifié, et s'allume une cigarette, je ressens un soulagement presque personnel. Et je l'envie. Rejeter le réseau comme ce qu'on devine être un poison pour l'âme et revenir au réel – même si c'est une cigarette assis dans une chambre d'étudiant, seul, dans le silence, l'absence de tout lien et de toute perspective.
Salles informatiques. Souvenirs de l'IUT puis de la fac. Solitude au milieu des autres. Chacun est seul. Des salles crûment éclairées ou au contraire obscures, où chacun pouvait, au milieu des autres, et dans leur chaleur, sans aucun contact humain direct avec eux, se plonger dans ses rêves.
Tours, écrans CRT, néons, photocopieuses. Portes coupe-feu. Peu de fenêtres : de simples bandes de verre armé, opaque, en haut des murs. Aucun contact avec le dehors, avec la nature.
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Dans chaque scène, des écrans. Nos vies n'ont plus lieu dans ce monde-ci ; elles se déroulent sur le web, les réseaux sociaux et les logiciels de messagerie instantanée. Il y a encore vingt ans (l'âge de ce film, grosso modo ; mais le Japon était en avance sur nous), le vrai monde c'était le monde matériel, et on fuyait les ennuis, les faux pas, les ennemis, dans le virtuel. Puis le virtuel est devenu, petit à petit, le vrai monde.
Internet est le seul monde réel dans lequel je vive. Et c'est un monde dangereux. Les faux pas y sont plus faciles à commettre et plus lourds de conséquences. Le sol peut s'ouvrir sous vos pieds à chaque instant. C'est donc le monde matériel qui est devenu un refuge. Le monde où l'on est pas traçable en permanence, où chaque mot, chaque pensée que l'on émet, chaque geste que l'on fait, chaque image que l'on voit, chaque page que l'on lit, n'est pas détectable automatiquement par le pouvoir ou par un ennemi, ni conservé à jamais. Le monde matériel, où l'on est pas connecté aux autres en permanence et où l'on ne se noie pas dans un flux de pensées, de paroles, d'opinions, de conflits, d'enjeux, qui nous dépassent et nous polluent, nous parasitent.
Les ombres sur les murs, au-delà du symbole lié à Hiroshima et Nagasaki : les autres ne sont plus discernables qu'à travers les traces qu'ils laissent. La communication directe est impossible. Mais ces traces ne suscitent chez tout-un-chacun que peu d'intérêt (même quand on leur redonne leur signification surnaturelle). Les gens entrent dans nos vies, puis en ressortent sans que l'on prête spécialement attention. Même ceux que l'on fréquente IRL. Ils réapparaissent de temps à autres à la surface de notre esprit, comme des demi-pensées, comme des formes vagues, à la frontière de la conscience et de l'inconscient, que l'on congédie rapidement.
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La chambre interdite où a lieu la rencontre avec le fantôme femme me fait penser à la cave de l'immeuble où je vivais enfant. Ces quelques couloirs de béton nu m'inquiétaient et me fascinaient, tout autant que la chaudière de l'immeuble, à moitié visible par une ouverture dans le mur, avec son grondement sourd, inhumain, constant.
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La pluie, le local technique où les personnages travaillent ; peinture écaillée, pâlie, tons grisâtres. La vie urbaine, le travail, la société, sont liées pour moi à la pluie, à l'automne, à la décrépitude.
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Quand Kawashima est à la bibliothèque universitaire, l'image est cotonneuse, la mise au point étrange, tout semble factice, comme une maquette. Les ombres très étirées. Quelle heure est-il ? La question a-t-elle un sens ? Est-on déjà hors du temps, dans une éternité d'ennui, de vide ?
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L'image du film est globalement un peu "floue". Le ciel est nimbé d'une lueur pâle, étrange. Dès le début on est dans un effacement progressif non seulement des humains mais du monde lui-même.
Partout de petits bois, des massifs et des haies, autour de résidences – elles, pâles et commençant à être noircies par le temps l'humidité. Au bout de quelques jours (?) dans le film, le décor a l'air abandonné depuis des années. Accélération de l'entropie ?
Dans l'immeuble de Harué, les murs sont de béton nu, les portes grises, tout est gris. C'est un décor post-apocalyptique depuis toujours. Le monde a toujours été laid, froid, triste, en ruines et peuplé de fantômes. Nous nous y sommes accoutumés. Il faut une apocalypse effective pour que cela nous saute aux yeux.
Apocalypse, étymologiquement, signifie "dévoilement".
Le réalisateur, Kiyoshi Kurosawa a également écrit la version roman du film, édité chez Picquier. Cela fait longtemps que je n'ai pas vu le film, ni lu le roman, la chronique me donne envie d'y refaire un tour. Etant fan de Cocco, je pense souvent à la scène de fin du film, avec le bateau qui dérive, lorsque j'écoute "Hane (aile) - Lay down my arms", qui est la musique du générique.
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