J'ai commencé il y a quelques temps Les Jardins statuaires, de Jacques Abeille, dont on m'a dit et dont j'ai lu le plus grand bien. L'idée des statues poussant dans le sol me paraissait un peu bizarre, mais il faut dire que je suis un peu con, et en lisant des entretiens avec l'auteur j'ai fini par comprendre qu'il s'agissait d'une métaphore de la création : pour Jacques Abeille, un livre n'est pas le produit d'un travail minutieux de professionnel, mais la modeste mise en forme, par l'auteur, d'une inspiration impérieuse, d'un quelque chose surgi de nulle part, qui demande à naître et à être cultivé.
"Je sais très bien que Flaubert est un grand écrivain. Mais il y a d’autres façons d’écrire. La légende que le malheureux Edgar Allan Poe a entretenue autour de son Corbeau, en démontrant que tout y était calculé, est fausse mais Baudelaire, Mallarmé et Valéry l’ont relayée. Voici le goût français. J’y suis étranger. Ce petit conte philosophique devait dire que l’œuvre d’art sort, et que l’artiste se contente de contrôler son élan. C’est une idée un peu aristotélicienne : le sculpteur doit dégager une virtualité qui est déjà dans le marbre. Evidemment, il y avait pour moi, à l’horizon, une réhabilitation de l’inspiration par rapport au travail."
Le roman se déroule dans une sorte d'Europe de rêve, sans époque précise, ou qui en mélange plusieurs, et me rappelle en ceci Sur les falaises de marbre, de Junger – et à vrai dire aussi les fictions interactives de l'ami Éric, par exemple Les Heures du Vent, dont on ne sait pas bien s'il se déroule au Moyen-Âge, au XIXè siècle, ou dans un lointain futur archéofuturiste. C'est apparemment une sorte de tradition discrète dans le roman contemporain ; si j'en crois Saint Wikipédia, Dino Buzzati dans Le Désert des Tartares, et Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes, deux romans que je n'ai pas encore lus, mettent en scène le même genre de monde. On pourrait aussi évoquer l'ambiance de certaines nouvelles de Borgès.
Ironiquement, et entre parenthèses, ces auteurs sont considérés comme des géants en France alors qu'ils sont largement plus proches des littératures de l'imaginaire, comme on dit, que de la littérature blanche type NRF – dans un pays qui précisément a toujours méprisé l'imaginaire et ses écrivains. Volodine fait figure d'exception, et encore depuis peu, Brussolo lui continue à se contenter de prix littéraires de seconde ou troisième zone.
Jacques Abeille :
"Si je rejoins mon temps, c’est dans le sentiment, hérité sans doute de mon obscurité, qu’il y a en France un refoulement, un interdit, une condamnation de l’imagination. Un intellectuel très subtil dont on parle peu aujourd’hui, Gaëtan Picon, a écrit des essais sur la littérature en relevant un fait incroyable : on a le droit d’avoir de l’imagination si on est sud-américain, si on est irlandais, tchèque. On trouve partout des amateurs d’Alice au pays des merveilles ou des Voyages de Gulliver. Mais l’écrivain français doit être vraisemblable. Tous, même les plus grands, doivent passer par cette contrainte, et il est inadmissible d’y échapper."
Tout cela est finalement ce que j'ai essayé de faire moi-même avec La Libération et d'autres choses sans doute que j'ai pu écrire ou simplement imaginer dans ma vie. Une Europe rêvée, éternelle, archétypale, dont toutes les époques et tous les aspects se cumulent et se mélangent, et c'est probablement l'univers mental inévitable de tout occidental un minimum cultivé. Il suffit de visiter un musée pour flotter dans ce sentiment d'éternité.
Quand je dis Europe rêvée, ce n'est pas une façon de parler ; pour Jacques Abeille le rêve est central dans son travail :
"Je persiste à croire que le surréalisme est inépuisable, mais c’est encore autre chose. Je pense au surréalisme versant rêve : l’activité onirique me parait le grand réservoir de ce que j’écris."
Plus jeune je voulais être écrivain et inventer des histoires – le problème était que je ne trouvais rien d'intéressant, de pertinent ou de neuf à raconter. Il a fallu que j'accumule des centaines de récits de rêves pour réaliser que bon nombre d'entre eux mettaient en scène les mêmes décors, les mêmes problématiques, et qu'ils étaient finalement des séquences, dans le désordre, d'une même histoire ou de quelques histoires étranges mais bien réelles que mon esprit se raconte depuis des décennies, maintenant, pendant la nuit. Et qu'il n'y a pas à chercher plus loin ; elle est là, l'inspiration, l'originalité, la pertinence.
On n'écrit pas du Balzac en se fondant sur ses rêves, évidemment. Ça se termine plutôt avec des récits à la Lovecraft, à la Volodine, ou à la Jacques Abeille, donc. Mais après tout on est pas obligé d'écrire du Balzac... Et ce doit être une grande, grande satisfaction que de parvenir à tirer un récit raisonnablement cohérent et communicable à autrui, à partir des ruines éparses de notre vie nocturne que sont, non pas nos rêves, mais les souvenirs de nos rêves, ceux auxquels nous avons accès.
Les récits de rêves qui me semblent les plus parlants et les plus fascinants, aujourd'hui, parmi ceux que j'ai notés entre dix-huit et vingt-cinq ans environ sont ceux qui mettent en scène des paysages ruraux archétypaux, avec leurs châteaux, leurs villages, leurs ruines antiques, etc ; j'en ai visité plus en rêve que dans ma vie réelle, comme si malgré ma vie parfaitement urbaine d'homme de la fin du XXè siècle, mon esprit était fondamentalement peuplé de ce genre de paysages.
Parfois je m'y promène simplement, seul ou avec des amis. Parfois ils sont le décor d'un changement de vie, d'une nouvelle étape pleine de promesses, comme quand je me fais embaucher par un châtelain pour un travail quelconque sur son domaine. Ce qui est presque le début des Jardins statuaires après tout, et en l'ouvrant, je me trouvais donc déjà, pour ainsi dire, en terrain connu (expression qui par ailleurs est l'homophone de "terre inconnue"), dans le même rêve qu'un nombre inconnu d'hommes font en même temps et qu'il faut peut-être commencer à envisager comme une partie de la réalité.
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